2.4.2 Le groupe archaïque : laboratoire de l’informe

Nous empruntons la dénomination de groupe archaïque à Frédéric Perez (2004) qui a effectué une recherche sur les processus graphiques en jeu dans un groupe avec une population analogue à la nôtre. Nous lui emprunterons aussi la terminologie d’intersubjectivité primaire pour caractériser les processus à l’œuvre au sein du groupe.

La question du groupe fut pour nous source de grandes résistances, probablement la plus difficile et la plus longue à appréhender et à modéliser. C’est pourtant bien l’aspect groupal qui donne de la profondeur, de l’élan et du sens à la pratique des médiations thérapeutiques avec des personnes autistes ou psychotiques.

Cette résistance s’expliquerait peut-être en partie par la nature très archaïque des processus auxquels nous avions à faire.

Le groupe était donc dans les premiers temps du dispositif un élément que nous avions en tête avec des modèles théoriques, mais ces derniers nous semblaient tout à fait inadaptables à notre travail. C’est-à-dire qu’au début le groupe nous apparaissait plus comme un « non-groupe », comme des individus regroupés dans un même espace-temps, luttant contre cet effet de groupe (laissant ressentir quelque chose qui ressemblait à un amoncellement d’agrégats, de morceaux de corps disloqués à travers un espace pas encore constitué comme « un dedans » avec « un dehors » à lui opposer).

Puis au fil du temps nous avons essayé de penser les dimensions groupales et individuelles comme indissociables.

René Kaës souligne bien la conjonction de l’individu et du groupe (il existe des expériences subjectivantes dans l’espace groupal qui renvoient à ce qui noue l’économie du groupe et l’économie du sujet dans le même espace).

Alors si au début tous se défendent (y compris les thérapeutes) de cet objet-groupe (sous forme d’un fantasme de fuite ou d’attaque, voire par l’inertie), à la périphérie du groupe il y aurait une conjonction des deux.

Nous découvrirons ainsi que les relations individuelles ont lieu à l’intérieur du groupe, qu’il y a « des échappées du groupe » à l’intérieur du groupe dans notre acharnement à ne vouloir au début penser que la seule relation individuelle « en groupe ». Mais penser cette « échappée » fut aussi culpabilisant. Pour prendre un point de comparaison, comment le lien exclusif entre une mère et son bébé s’inscrit-il en étant porté par le groupe familial ?

L’origine du groupe doit être localisée si nous voulons pouvoir nous en détacher.

R. Kaës souligne qu’il existe une homologie de structure entre les représentations inconscientes, les groupes internes et les processus à l’œuvre dans les chaînes associatives qui lient les sujets du groupe entre eux.

F. Perez (2004) postule l’existence de groupes internes chez les sujets déficitaires et il émet l’hypothèse qu’il existerait des corrélations de subjectivité dans le groupe qui peuvent se lire dans les comportements et les traces graphiques des sujets du groupe.

Nous proposons à notre tour d’aborder au travers d’une analyse théorico-clinique la question de ce qui conditionne et fonde l’existence du groupe archaïque.

Kaës (2003) précise au sujet de l’archaïque :

‘« Dans l’archaïque, les constructions de l’objet sont instables, les mécanismes de défense sont rudimentaires, composés comme des premières instances pour lutter contre des mouvements pulsionnels massifs. »’

Indifférenciation, non subjectivation, logique des relations binaires jalonnent ce parcours.

Si ce mode de fonctionnement spécifie notre population, rappelons tout de même que tous ces aspects sont aussi présents en nous-mêmes puisqu’il s’agit de la base de la construction de nos identités, les différences se faisant en termes économiques et dynamiques.

La situation de groupe alimente en elle-même les dimensions les plus archaïques des sujets qui la vivent. Les travaux d’Anzieu (1975) sur l’entité groupe dans ses liens avec l’inconscient font ressortir des « fantasmes de casse », opérant en deçà de la castration proprement œdipienne, ainsi que d’angoisse de morcellement, ou encore de retour des angoisses sadiques-orales dans les moments de regroupement.

La spécificité du groupe avec des sujets autistes ou psychotiques réside dans le fait que le groupe se structure selon différents pôles constitués entre autres par la psyché du ou des thérapeutes eux-mêmes et le médium malléable.

En cela, ce type de groupe est d’ordre hétérogène et rentre particulièrement dans la catégorie de « l’archigroupe » conceptualisée par Kaës (1973) et reprise en 1993.

‘« [...] il s’agit de la forme que prend le groupe sur le modèle de la relation bouche-sein, plus généralement selon la perspective établie par P. Castoriadis-Aulagnier (1975) sur le modèle du rapport objet-zone complémentaire. » ’

Ainsi plaisir et déplaisir, forme pleine et lourde, forme plate, forme vide, émiettement deviennent autant de caractéristiques définissant ce type de groupe organisé par l’imago de la mère archaïque.

La notion de groupe archaïque introduit une diversité issue de ce qu’apportent les différents sujets en présence. S. Resnik (1992) caractérise la versatilité des différents registres de la sorte :

‘« Des groupes fondés sur un abîme confusionnel expansif et rétractif, et donc pulsatile, introduisant l’idée de la division dans la groupalité tangible et confuse. » ’

Les processus auxquels nous avons à faire avec ce type de population se déroulent soit dans la coupure, le retrait, soit dans une recherche dyadique, recherche de complémentarité, d’étayage. Ce qui parfois donne l’impression de ne pas être un groupe.

La théorie de Bion au sujet des hypothèses de base nous emmène encore plus loin. Ces dernières sont des retournements passif/actif d’un processus qui se serait initialement déroulé de façon passive.

Le groupe thérapeutique a alors pour but de permettre la figuration et l’élaboration de la réalité du lien primaire à l’objet (dans la réalité psychique de groupe et dans la réalité matérielle de l’utilisation du médiateur).

Il permet un accès à la figurabilité et la symbolisation de vécus archaïques en inscrivant l’expression pulsionnelle dans une forme de langage sensori-moteur.

Dès son premier article sur des cliniques groupales avec des enfants autistes, G. Haag (1987)38 est d’abord frappée par :

‘« [...] l’intensité de l’effet-groupe même avec des enfants si perturbés. (p.74)
[...] Tout se passe sans langage, seulement au travers d’indices (sur les images) et de mise en jeu de manipulations d’équivalents symboliques; c’est tout un apprentissage de la lecture de ces équivalents symboliques primitifs qui est à faire. » (p. 80)’

Elle s’interroge en particulier sur la résonance, dans ces groupes, des premiers contenants et leur rapport avec l’enveloppe du groupe : les enfants autistes semblent faire ressortir la «composante adhésive de la matrice des groupes » (p.82).

Après avoir remarqué en particulier l’importance du premier contenant rythmique, la question qu’elle pose et à laquelle elle apporte quelques éléments de réponse, est la suivante :

‘« […] qu’est-ce qui permettrait ensuite de fabriquer sa propre peau psychique à partir de la peau symbiotique (ou groupale), sans phénomènes d’arrachement lésionnel ? En fait, le fantasme d’un dédoublement de cette peau commune, en corollaire du dédoublement d’un lien, semble émerger de nouveaux matériaux, individuels et groupaux. »
(p. 83-84)’

Ainsi les opérations essentielles qui s’effectuent avec les structures psychotiques et autistiques qu’elle repère sont :

‘« […] les tentatives d’instauration ou de restauration d’un contenant, d’une peau psychique convenable. » ’

Référence est faite à R. Kaës pour souligner avec lui qu’à ces niveaux archaïques :

‘« […] nous sommes particulièrement au travail avec l’image du corps et la nature groupale du premier appareil psychique, ce qui fait de la technique groupale un instrument privilégié pour tenter certaines réparations. Outre ce problème basal de la formation du contenant peau, sur lequel je me suis attardée, nous avons l’occasion de travailler particulièrement les angoisses afférentes au défaut de ce contenant, le jeu des pulsions orales et anales et leurs angoisses spécifiques, ainsi que le va-et-vient contenant/contenu dans les clivages précoces, l’intégration de la bisexualité précoce, la différenciation des sexes, les relations en miroir, à l’image, les premiers niveaux de représentation et l’émergence de la fonction symbolique. » (p. 86) ’

Dans un écrit suivant, G. Haag39 cible plus particulièrement les aspects du transfert, contre-transférentiellement, dit-elle :

‘« […] ne faut-il pas savoir se mettre aussi dans la peau commune, dans le pareil, dans la traduction plus que dans l’interprétation, dans les moments de l’adhésif normal. Peut-être y aurait-il à chercher, techniquement, un art du dosage progressif du pas pareil que nous essayons de faire expérimenter au patient vitalement accroché à la recherche adhésive, mais le plus important semble d’aboutir tout en déblayant les défenses destructrices ou limitantes, à suffisamment de moments élationnels « d’ajustement » où semble finalement au mieux se produire ce phénomène d’enrichissement de substance psychique pouvant se dédoubler, et semblant aussi imprimer quelque chose, sorte de fusion introjectante, aussi bien du pareil que du pas pareil. » (p.82)’

Par ailleurs elle signale que pour les enfants autistes, le meilleur moyen de s’individuer, c’est de passer par la symbiose du groupe :

‘« Je pense que la pensée naît en partie de l’intense rencontre symbiotique… .
[...] A condition que ce ne soit pas une fusion destructrice, une fusion qui se fixe, mais dans « une rythmicité fusion/défusion. » (p. 45). ’

A propos des modalités groupales du dispositif, A. Brun (2000, 2007) montre, tout d’abord, comment :

‘« […] le traitement du médium malléable matérialise les différents états de l’enveloppe psychique groupale, qu’il contribue à instaurer ou à restaurer dans sa fonction contenante.»’

Ensuite, elle propose que :

‘« […] le rapport de chaque enfant à la réalité matérielle du médiateur reflète pour chacun la réalité historique et psychique de son rapport primaire à l’objet, réactualisée et élaborée groupalement dans la réalité psychique de groupe.» (p.94)’

A présent, et avant d’aborder nos hypothèses qui sont tout à fait dans le prolongement de ces travaux sur le groupe et la médiation, il nous faut décrire avec précision le dispositif et présenter ce qui s’y déroule.

Notes
38.

(1987) HAAG G. « Petits groupes analytiques d’enfants autistes et psychotiques avec ou sans troubles organiques » R.P.P.G, 7-8, Erès, p.73-87.

39.

(1988b) HAAG G. « Aspects du transfert concernant l’introjection de l’enveloppe en situation analytique individuelle et groupale : duplication et dédoublement introjection du double feuillet » (communication aux journées de l’APSYG- Bordeaux, 10.10.1987), Gruppo, 4, p.71-86