2.5.2 Les hypothèses

2.5.2.1 Hypothèses au sujet du groupe et de l’intersubjectivité primaire dans le groupe

Marion Milner nous rappelle que créer, c’est déconstruire les formes qu’on a apprises (pour pouvoir les faire nôtres).

Il s’agirait, dans le cadre du groupe archaïque, de faire d’abord l’expérience d’être un « non-groupe » dans un environnement groupal.

Le dispositif se propose comme un éveil à la sensorialité.

Dans le sens du « être ensemble », il s’agit tout d’abord d’observer, de s’imprégner de l’ambiance, repérant dans un premier temps ce qui se constitue de l’ordre d’une rythmicité première, ainsi que de ce qui se dégage sur un plan sensoriel en deçà du toucher (éructations et flatulences de Louise, endormissements de Samuel…).

Le niveau de fonctionnement du groupe est alors individué et pas encore groupal.

La fonction contenante du groupe n’est pas donnée d’emblée et il va falloir traverser plusieurs étapes pour que se constitue l’enveloppe psychique groupale et qu’apparaisse une réalité psychique du groupe.

Quelles sont les particularités du dispositif qui nous permettraient d’affirmer qu’il est question d’un travail non pas seulement « en groupe », mais bien « de groupe », dont nous pourrions dégager des spécificités, des mécanismes psychiques propres à ceux qui régissent les groupes thérapeutiques ainsi qu’une dynamique qui témoignerait du statut de l’intersubjectivité et des fantasmes qui y circulent, s’y transforment et structurent le groupe ?

La question est d’autant plus complexe à aborder qu’il s’agit ici d’une intersubjectivité primaire, et de processus sensoriels.

Au fil du temps, après avoir entrevu les problématiques individuelles et ce que nous pourrons en élaborer (chacun a sa manière propre de dégager du traitement de la matière terre sa propre façon de modeler, avec une forme qui lui correspond de façon singulière), nous est venue l’idée que peut-être les formes produites, les différents états de la matière dont elles faisaient preuve, pouvaient aussi rendre compte de l’état de la constitution de l’enveloppe psychique groupale.

Anne Brun (2007) souligne que dans le cadre spécifique d’un groupe à médiation, l’objet médiateur focalisera les caractéristiques de l’enveloppe psychique groupale, qu’il permettra en quelque sorte de figurer, contribuant du même coup à (re)constituer et réparer la peau groupale (p. 99). Pour aller plus loin, l’auteur propose, à partir des travaux de D. Anzieu et de G. Haag, de répertorier différentes figures du médium malléable comme représentant de l’enveloppe psychique groupale, en fonction des trois états de l’enveloppe : l’indifférenciation du double feuillet, le dédoublement des feuillets, puis leur emboîtement.

Le mode de traitement de la matière terre et les formes des modelages rendraient-ils compte de l’intersubjectivité primaire dans le groupe archaïque ?

A partir de l’état de la matière, selon qu’elle est informe, pâteuse, molle, ou sèche, ainsi que des formes modelées (refus de toucher la matière, forme morcelée, agglomérée ou plate), nous pourrions appréhender à quel niveau de construction se situe l’enveloppe psychique du groupe.

Nous aurons l’occasion d’y revenir, mais ne perdons pas de vue que si nous présentons les différents temps de constitution du groupe selon une continuité en apparence chronologique et linéaire, c’est ainsi que nous l’avions pensé au début (et donc mis en forme, construit et reconstruit), sur le terrain il n’en n’est rien. Il est nécessaire d’essayer autant que possible d’appréhender et de penser toujours tantôt sur un mode diachronique, mais aussi synchronique, voire d’essayer d’avoir toujours les deux en tête. Les processus s’emboîtent, se lient, se superposent ou s’opposent et parfois s’excluent.

Dans le groupe archaïque, les processus psychiques s’appareillent entre eux selon un lien de contiguïté, bien plus que de continuité, et alors la mise en pensée de ces derniers selon un mode linéaire et chronologique (témoin de la reconstruction et de la mise en forme de ces processus), risquerait de faire l’impasse sur le temps immédiat auquel ils apparaissent simultanément. Nous nous situons dans une perspective plus processuelle que temporelle.

Considérer les formes qui se modèlent hic et nunc, c’est-à-dire en dehors de cette continuité temporelle, laquelle n’est pas l’apanage des sujets du dispositif, nous permettrait de penser les chaînes associatives groupales à travers ce que nous métaphorisons déjà comme un « dialogue des formes. »

Cela rend parfois la pensée de ces processus complexe, mais lui donne aussi une dimension autrement plus enrichissante (la psychose renvoie au groupe, lequel renvoie lui-même à l’image du corps, tout cela résonnant à travers notre propre groupalité psychique...).

Reprenant les travaux de F. Perez (2001) concernant les traces graphiques dans un groupe archaïque (médiation picturale), il nous est donc apparu que les formes produites sont outre structurées par le groupe, mais aussi comme un groupe. Leur enchaînement temporel (tel que nous l’avons reconstruit), vient figurer la dynamique groupale elle-même en quête de formes pour s’incarner et se signifier dans le groupe archaïque.

Si nous acceptons le postulat selon lequel les formes produites sont structurées par le groupe et comme un groupe, alors nous pouvons émettre une première hypothèse :

Les modelages produits par les sujets du groupe, formes du médium malléable , constitueraient des résidus métonymiques de l’état de constitution de l’enveloppe psychique groupale . Nous pourrions désigner comme suit ces résidus métonymiques : le groupe éthéré , le groupe pâteux , le groupe en miettes , et enfin le groupe conglomérat .

C’est à partir du lien spéculaire, propre à l’activité originaire de la psyché (P. Aulagnier, 1975), entre le traitement de la matière et de son état, que nous pourrions désigner les formes de ces résidus métonymiques qui apparaissent au sein du groupe et structurent celui-ci en retour comme énoncé précédemment.

Le groupe éthéré correspondrait à un état de non constitution de l’enveloppe psychique groupale (indifférenciation du double feuillet) et serait à rattacher aux processus défensifs propres à l’autisme, se rapportant à un vécu uni ou bidimensionnel.

Le groupe pâteux concernerait un temps d’indifférenciation (l’action de mélange permettant de lier entre eux différents éléments hétérogènes, mais aussi de leur dilution en vue de l’obtention d’une pâte homogène). La matière est molle et informe. Néanmoins, les parois rigides du bol permettent une première démarcation (fonction de pare-excitation du feuillet externe de l’enveloppe). Mais cette dernière fonction serait une première délimitation à la manière d’une carapace rigide. Nous serions encore « coincés » dans la bidimensionnalité. L’accrochage sensoriel et exclusif au médium sur le mode de l’adhésivité serait propre à cette phase.

Le groupe en miettes désignerait le morcellement, témoignant d’une phase presque symbiotique où l’enveloppe psychique groupale commencerait à se constituer en se dédoublant (enveloppe d’excitation mais pas encore d’inscription), bien que sujette à de violentes attaques. Le groupe commence à exercer sa fonction contenante, même si cette dernière est mise à mal. Il est à cette étape question de bi-et tridimensionnalité, avec l’identification projective. Ces mécanismes appartiennent plus à la psychose symbiotique qu’à l’autisme à proprement parler, même si certaines manipulations de la matière (celle d’Ernesto) ont encore trait à des processus témoignant d’une position autistique.

Le groupe conglomérat correspondrait, quant à lui, à une phase proprement symbiotique, avec la possibilité d’établir une différence entre le vide et le plein, étape précurseur de l’emboîtement des deux feuillets. L’enveloppe psychique groupale permettrait alors l’établissement et l’introjection de la fonction contenante du groupe, les chaînes associatives qui s’y déploient témoigneraient alors aussi de la constitution de l’appareil psychique groupal.

Cette « mise en forme » de l’enveloppe psychique groupale à travers ses différents états de constitution témoignerait alors de la réalité psychique groupale qui s’instaure, « prend forme » et se développe.

Quelles seraient les modalités de déroulement des chaînes associatives au sein de cette réalité psychique groupale, dont rendraient compte aussi les phénomènes transférentiels et contre- transférentiel à l’œuvre dans le groupe ?

Au sein du groupe archaïque, les formes produites apparaissent et se transforment selon un mode à la fois linéaire dans le temps (continuité), mais aussi sur le mode de la simultanéité (contiguïté, propre aux processus psychiques de l’archaïque). Les formes produites vont pouvoir s’appareiller les unes aux autres, se superposer, se compléter, s’exclure selon ces deux modalités temporelles. Nous avions proposé précédemment la métaphore d’un « dialogue avec les formes. »

Nous pouvons alors formuler une seconde hypothèse :

L’appareillage de ces formes les unes aux autres, selon les modes continu et contigu, rendrait compte des chaînes associatives groupales.

L’idée d’une analogie, en quelque sorte, entre le processus thérapeutique groupal et le processus d’évolution favorable individuel, nous avait au début complètement échappé (les résistances que nous opposions alors à penser la question du groupe nous en empêchaient). Cet élément nous apparaît néanmoins aujourd’hui incontournable, et justifie le choix, après bien des pérégrinations, de présenter dans la suite de ce travail tout ce qui traite du groupe comme toujours antéposé à l’abord individuel.

Le travail avec des personnes qui nous emmènent directement au cœur des processus psychiques qui relèvent de l’archaïque nous situe forcément dans une perspective groupale, tant le sujet psychotique semble « faire groupe à lui tout seul », par sa façon d’être au monde. Le cas d’Elsa, que nous aborderons plus loin, l’illustrera parfaitement, lorsqu’écrasant (« écrabouille » selon ses termes) la boule de terre qu’a confectionnée à son égard le thérapeute et dont elle se saisit, elle lui dit : « C’est ta tête et la mienne qui explosent ! »)

G. Gimenez (2003), souligne bien que la groupalité psychique des patients schizophrènes se scénarise dans l’espace de la thérapie. Il aborde d’ailleurs le cas d’une patiente (celui de Aicha)40 en le traitant comme s’il s’agissait d’un groupe (la patiente, dans son délire, se prenant alors et le prenant lui-même pour des personnages multiples).

Si nous ne comprenons pas encore tout à fait les raisons de notre résistance à penser le groupe, il est un fait indéniable que nous mesurons à présent la richesse incontournable des apports de R. Kaës et D. Anzieu, ainsi que de tous ceux qui ont travaillé dans leur continuité. Nous comprenons mieux l’assertion qui nous est maintenant chère de R. Kaës, qui disait en 1976 que : « Nous venons au monde par le corps et par le groupe, et le monde est groupe et corps. »

Notes
40.

GIMENEZ G. (2003), L’objet de relation dans la thérapie individuelle et groupale de patients schizophrènes, Revue de Psychothérapie Psychanalytique de Groupe, 2003/2, n°41, p. 41-62.