3.4 Maria et la mise en pièces de la matière ou l’agonie du morcellement

Dès la première séance, si Maria consent à venir, c’est en manifestant un évitement total du regard dès qu’on s’adresse à elle ou que nous lui présentons quelque chose. De manière assez stupéfiante, elle semble avoir la capacité de voir à la périphérie, même lorsque sa tête est tournée à l’extrême opposé de son interlocuteur. Maria voit tout et entend tout, rien ne lui échappe et elle contrôle tout. Elle parle pour répéter en écholalie d’une voix tonitruante les consignes ou les paroles qui lui sont adressées, ou pour dire « oui !» comme pour mieux se débarrasser de toute question. Elle exécute tout ce qui lui est demandé, mais semble le faire pour s’en débarrasser. Tous ses mouvements sont rapides, brusques, comme si elle était toujours dans l’urgence, tentait d’éviter une catastrophe imminente. Il lui faut au maximum éviter le contact tant physique que relationnel avec autrui.

Maria est perpétuellement crispée. Elle n’a que très rarement des attitudes spontanées, sinon pour ranger compulsivement tout objet que croise son regard et qui ne se trouve pas à sa place.

Son corps est raide. Elle s’administre parfois de grandes gifles en hurlant son nom si on lui fait une remarque. Il lui arrive de se mordre violemment, de se pincer très fort se provoquant des hématomes sur le corps, ou de se griffer les bras et le visage, parfois jusqu’au sang. Elle apparaît dans un état d’agonie psychique constant.

Le récit de ce cas est d’autant plus douloureux que nous verrons à long terme Maria péricliter, suite au décès de sa mère, dans un état somatique et psychique alarmant (se traduisant essentiellement par un amaigrissement important, une attitude de retrait plus prononcée et une recrudescence des automutilations), qui la conduira jusqu’à la mort.

Avant de se « laisser glisser » complètement suite au décès de sa mère, Maria quittera l’institution pour être accueillie dans un autre établissement en internat. Ce départ se fera dans l’urgence, elle quittera donc l’atelier sans que son départ puisse être annoncé au groupe, et pour ma part je n’aurais même pas le temps de lui dire au-revoir.

Les traces de son passage à travers les formes produites sont précieusement conservées à l’atelier.

Lors de la première séance, elle fragmente rapidement le morceau de terre attribué en petits boudins qu’elle roule sous sa paume, sans regarder ce que font ses mains, évitant la matière visuellement tout autant qu’elle évite l’autre du regard. Elle reprendra les boudins un par un pour en faire d’autres jusqu’à ce que la matière finisse par s’émietter sous la chaleur de ses mains. Elle frotte ses mains pour en éliminer toute trace.

Lorsque je lui demande comment elle a trouvé ce contact avec la terre, elle me répond : « c'est mou ! »

Elle ne supporte pas d’avoir les mains sales, range précipitamment et compulsivement son matériel dans des mouvements brusques et agités, allant même jusqu’à ranger celui des autres.

Je lui propose une petite caissette pour y mettre ses boudins à l’abri, dans l’idée qu’il faut trouver un contenant à ces morceaux épars.

Les temps vides, d’inactivité lui sont insupportables.

La séance suivante, elle manifeste un peu moins d’empressement, elle continue les boudins qui menacent de déborder la caissette, il va falloir trouver un autre contenant.

La troisième séance, elle se préoccupe beaucoup de Samuel en lui adressant des injonctions (« vas-y Samuel ! », « continue ! »). Parfois lorsqu’elle parle avec cette voix tonitruante, on dirait que c’est un Surmoi « tyrannique et cruel », pour ne pas dire sanguinaire, qui s’exprime à travers elle.

Lors de cette séance, elle continue de faire des boudins qu’elle met dans les caissettes, mais ces dernières permettent de ne pas défaire les boudins pour en faire d’autres et ainsi annuler la forme. Elle s’arrête lorsqu’elle n’a plus de terre (les contenants font leur effet, dans le sens d’une limitation). Elle accepte toujours mal de rester sans rien faire après son temps de modelage, et se gifle violemment, se tire les cheveux lorsque j’interviens pour qu’elle ne s’empare pas du matériel des autres afin de le ranger lorsqu’elle a terminé son modelage.

Séance suivante : au début elle ressort tous les boudins des caissettes en les vidant sur la table. C’est en fait une manœuvre pour patienter avant que nous lui donnions un morceau de terre crue (ou bien ressort-elle les boudins pour signifier le début de la séance en groupe ?) Certains colombins finiront au sol en mille morceaux. Elle mélangera les colombins du jour en terre crue avec ceux des séances précédentes secs dans deux contenants. Ainsi les différents états de la matière sont-ils mélangés. Je me risque à lui demander ce que cela pourrait représenter, et elle me répond : « c’est Rive-de-Gier », « c’est ma maison ».

S’agit-il du groupe familial ? D’une première représentation de la constitution du groupe à l’œuvre ? D’une première localisation du groupe ? D’une première unité ?

Elle fera de même lors de la séance suivante, vidant uniquement une seule des deux caissettes.

Elle se positionne toujours à la place la plus en marge du groupe, ce qui lui permet d’éviter les contacts par trop rapprochés avec les autres (par ailleurs, elle semble avoir peur des mouvements imprévisibles et souvent brusques de Paul).

Les séances suivantes sont marquées par les mêmes gestes : les boudins dans les caissettes qu’elle ne vide plus, et dont elle dit : « c'est Rive de Gier ». Aucun boudin ne colle aux autres, c'est du morcellement. Parfois elle mélangera sans s’en rendre compte des terres de couleurs différentes (ses yeux ne regardent pas ce que font ses mains). C’est un magma de confusion.

Dans une sorte « d’agir contre-transférentiel », je lui propose de coller pour elle les boudins entre eux, afin d’en faire des barrières, un peu comme s’il fallait à tout prix établir une protection contre les attaques internes auxquelles elle semble être en proie. Elle est d’accord, me tend la caissette de boudins, je les assemble en les collant avec la barbotine et me débrouille tant bien que mal pour que ces barrières tiennent debout. Cela pourrait être un jeu, un genre de squiggle en modelage, mais nous n’irons pas plus loin.

Maria continuera ses boudins. Alors, un jour, je lui propose qu’elle-même tente de les « faire tenir ensemble ». Elle accepte et les agglutine les uns aux autres. La forme ressemble alors à un amas de gros vers entremêlés. Je ne mettrais pas ces nouvelles formes dans les caissettes, car elles ne menacent plus de s’éparpiller.

A travers cet acte symbolique de regroupement des formes, le groupe a trouvé un début d’unité, nous sortons du morcellement.

D’ailleurs la localisation est plus précise, car elle dira « c’est le Grand-Pont », qui est un quartier de Rive-de-Gier. Si la ville pourrait représenter le groupe en train de se constituer une enveloppe, le passage au quartier ne pourrait-il pas faire penser qu’il y a un début de différenciation et d’individuation à l’intérieur du groupe ?

A la première séance au cours de laquelle Laure est absente, Maria est très mal. Elle a énormément maigri, elle a les bras couverts d’hématomes et de griffures. Elle est très fatiguée (Maria dort-elle la nuit ?) Nous sommes en hiver et il fait froid, je lui recouvre alors le dos et les épaules avec un châle en laine qui m’appartient et que je laisse à l’atelier. Elle pose sa tête entre ses bras sur la table et s'endort.

Lors des séances suivantes Maria semble aller un petit peu mieux (la peau de ses bras et de son visage ne portent plus de traces d’automutilations), elle supporte plus aisément les temps d’inactivité (mais peut-être est-ce parce qu’elle commence déjà à être « plus absente » psychiquement ?) Ses formes grossissent, elle colle entre eux désormais les boudins (sans barbotine) et sans ma sollicitation. Ses formes commencent à ressembler dans leur globalité à celles des autres membres du groupe.

Quelques mois seulement après le décès de sa mère, après un court séjour à l’hôpital dans un service de cardiologie, Maria est admise en urgence dans un internat (sa famille, en particulier son père, atteint d’une maladie de Parkinson à un stade avancé, ne pouvait plus faire face à la situation). Nous n'aurons pas le temps de nous préparer à cette séparation, je ne lui dirais pas au revoir.

Nous apprendrons, à peine un mois plus tard, le décès de Maria.

[Rive de Gier selon MARIA]
[Rive de Gier selon MARIA]
[Le Grand Pont selon MARIA]
[Le Grand Pont selon MARIA]