3.6 Paul : du corps désarticulé au jeu de « badaboum »

Paul a une trentaine d’années. Il semble ne pas habiter ce grand corps maladroit qui donne parfois l’impression de le précéder tant ses gestes sont brusques. Il ne dose pas son tonus musculaire et ainsi se cogne, fait mal aux autres sans le vouloir, « son corps fait du bruit » tant sa présence ne passe pas inaperçue. S’il parle, c’est pour donner l’illusion d’un partage, sa parole est faite de borborygmes que nous ne comprenons pas, ce qui peut le mettre dans des colères impressionnantes et dont il a ensuite du mal à se défaire. Il semble toujours en proie à une vive excitation pulsionnelle qui menace sans cesse de le déborder.

Paul n’a pas de « pare excitation », il est dans l’anticipation de ce que les autres vont faire, on entend souvent dire de lui qu’il est comme « à l’extérieur de lui-même. »

Etre en groupe l’excite, il se manifeste en faisant du bruit, en riant bêtement sans savoir pourquoi. Il est en deçà du jeu, car les limites définies ne sont jamais partagées consensuellement et il se fait toujours déborder par son excitation. Il a un jeu répétitif qui le met dans un état d’excitation qui peut le rendre violent : il fait mine de téléphoner à quelqu’un, mais cela prend parfois une tournure tout à fait délirante, il ne peut plus s’arrêter. Il a failli frapper un éducateur, qui, trouvant que ce jeu de faire semblant tournait au délire, tentait de mettre un terme à cette pseudo conversation téléphonique.

La terre, malléable, résisterait-elle à son emprise, sa force, et parviendrait-elle à canaliser un peu cette fougue ? Le groupe ne lui permettrait-il pas de lier quelque chose de cette excitation pulsionnelle qui le déborde?

L’absence de consignes et d’exigence laisse penser que peut-être il peut trouver là un espace où il pourrait jouer seul en présence des autres et y expérimenter un peu de contenance.

Lors des premières séances, en début de groupe nous essayons (intuitivement) de ne pas trop lui parler, de lui laisser un temps de mise en contact avec la matière, comme si les mots étaient porteurs de trop d’excitation, qu’il fallait se taire et laisser agir la terre pour régresser ensemble à un registre plus sensoriel.

Nous le découvrirons très observateur au fil du temps. Le problème est qu’il se laisse embarquer par l’excitation que produit en lui ce qu’il perçoit à l’extérieur.

C’est là que la matière lui fournit une possibilité de dégagement de cette confusion permanente et du débordement.

Il est au début très décontenancé de ne pas avoir de consigne, comme dans l’attente de notre autorisation pour s’emparer du morceau de terre que nous lui attribuons. Il est néanmoins enjoué et intrigué par cette nouvelle activité et par la matière mise à disposition.

De toute évidence, à partir du moment où il pétrit avec un certain entrain la terre, cela lui permet de regrouper ses sensations, de se recentrer sur lui. Il y a dans le mouvement quelque chose qui le canalise, qui se lie.

Il fait plusieurs gros morceaux avec le volume initial, qu’il assemble en un seul et unique conglomérat, mais il ne met pas de barbotine, il exerce une pression entre les morceaux pour les faire tenir ensemble.

Puis il déconstruit la forme créée, morceau par morceau, et la reconstruit avec de plus petits morceaux, de sorte qu’ils sont plus nombreux.

Il interpelle alors très peu les autres membres du groupe ou les animatrices, semble occupé par sa construction et l’expérimentation des formes qu’il produit.

Lors de la troisième séance, Paul énonce spontanément au contact de la terre : « la terre, froide ».

Il parasite beaucoup le groupe avec ses paroles incompréhensibles, ses rires immotivés et bruyants. Il apparaît dans l’incapacité à supporter les temps d’inoccupation.

Dès qu'il a de la terre à malaxer entre les mains, il semble de nouveau canalisé, apaisé.

Paul se montre très intrigué par le changement d’état et d’apparence de la matière lorsqu’il constate le séchage de ses objets précédents. Il est contrarié par le fait que la matière sèche et dure ne se mélange pas avec celle molle du jour et que ces dernières ne collent pas ensemble. Il continue les formes « morceaux agglutinés, compressés », mais la nouvelle forme est beaucoup plus compacte, quasi « monolithique ». Il essaie de la trancher avec une truelle, mais ne sépare pas les morceaux, on dirait qu’il teste la résistance et la capacité de la matière à contenir le mouvement de sa force pulsionnelle. Lorsqu’il la compacte, c'est un véritable travail d’emprise qu’il opère, il la frappe aussi, lui met des gifles. On aurait pu s’attendre à ce que cela l’excite, mais c’est au contraire un effet de liaison pulsionnelle qui se produit.

Quelques séances plus tard, il produit toujours la même forme, mais le temps d’emprise est suivi d’un temps de contemplation, d’admiration. Il regarde sa forme et interpelle Ernesto en face de lui à la table, en lui demandant de toucher sa forme et lui disant : « c’est doux !». C’est comme si, de la violence effrénée, il était passé à une sollicitude, presque un besoin de réparation de la matière, de la forme. Il est admiratif de ce qui a résisté, il aime la matière authentiquement, laquelle lui renvoie sensuellement sa douceur.

Au fil des séances, la forme est toujours aussi compacte, il semble avoir peur que les morceaux se séparent.

Aussi, nous notons que Paul imite les thérapeutes (il présente la barbotine à Louise, la matière et le matériel à Boris lors de son arrivée dans le groupe pour la première fois), il nous imite lors du temps de prise de notes (il a toujours sur lui un petit carnet et un stylo, et s’il ne sait pas écrire, il y inscrit et gribouille des signes pour faire semblant d’écrire).

La séance suivante est marquée par l’annonce de l’absence de Laure pour plusieurs séances. Il soupire et râle.

Les morceaux de terre sont moins ronds et plus étirés, la forme prend de l’ampleur dans le sens de la hauteur et déploie une verticalité nouvelle. Il y inscrira des traces avec un ébauchoir, un peu comme s’il voulait y graver ses initiales. Je lui demande si c’est ce qu’il fait et il répond par l’affirmative. Paul semble avoir découvert la possibilité d’inscrire des traces à la surface de la terre et la capacité de cette dernière à les conserver. Est-ce en lien avec l’annonce de l’absence de Laure ?

La séance suivante, il me questionne tout de suite sur les raisons de l’absence de Laure.

La forme est plus compressée, les morceaux plus plats. Il n’est pas réceptif à mes paroles qu’il couvre de « ouais, ouais ! » bruyants en secouant la tête. Peut-être est-ce aussi une séance au cours de laquelle je parle plus, comme pour combler l’absence de Laure.

Lorsque Laure est de retour, Paul réalise une grosse forme. A un moment, il y imprime la forme des maillons de la chaîne qu’il porte autour de son cou. A la fin, il presse la forme pour lui donner un pointu à l’extrémité, on dirait une montagne, ou en tout cas une forme phallique.

Il semble de plus en plus expérimenter la capacité de la terre à se transformer, à lui résister et à évoluer en fonction de la force qu’il y met.

A la douzième séance, lorsque Paul arrive près de la porte de l’atelier, il fait mine de se cacher à l’extérieur. Je le suis et reprends ce jeu de cache-cache, le partage quelques minutes, mais rapidement, il manifeste une excitation qui me pousse à mettre un terme au jeu et à lui demander de rentrer. Paul refuse, s’oppose, râle en agitant ses grands bras dans tous les sens, puis obtempère. Une fois à l’intérieur de l’atelier, il refuse le tablier, boude et reste debout, bras croisés et tête baissée, appuyé contre la petite table sur laquelle est stockée la terre.

Nous le laissons faire, lui précisant que sa place est conservée à la table commune et qu’il y est attendu. Paul prononce des borborygmes, qui ont tout l’air d’être des insultes à notre égard, tente de jeter le tablier qu’il tient malgré tout dans une main et commence à mettre des coups de pieds assez violents dans les pieds de la petite table en marmonnant « casser ! ». Je m’interpose alors, les coups de pieds cessent, mais il reste au même endroit. Au moment du café, il acceptera de venir s’asseoir à la table commune, il en profite pour faire rapidement un modelage dans la lignée des autres.

Paul a pu constater qu’il n’y avait pas de rétorsion à sa destructivité.

Les " conglomérats 1 "
Les " conglomérats 1 "

Paul poursuit dans la compression des formes qui gagnent en hauteur et « en pointu ». Il assemble maintenant plus qu’il ne compresse. Par ailleurs, il associe sans les mélanger lors de la treizième séance deux couleurs de terre (blanche et rouge). Il se préoccupe beaucoup des autres membres du groupe dans un mouvement de sollicitude (il partage sa terre avec Ernesto lorsque celui-ci n’en n’a plus, interpelle Louise qui s’endort).

Lors d’une séance, il trouve un rouleau de gros scotch qui traîne sur la table. Il en déroule un peu et essaie de l’entourer autour de sa forme en interpellant Ernesto (« regarde ici ! »). Puis il s’agacera, car le scotch ne colle pas à la terre et finit par tout enlever en pestant.

A la quinzième séance, Paul manifeste des résistances à venir à l’atelier. Il s’assied sur un banc à l’extérieur et cache ses yeux avec sa main lorsque je viens à lui. Nous sommes à mi-chemin entre le jeu et la colère. Il finit par rentrer sur mes sollicitations. Une fois installé à la table, il vide le contenu de la banane qu’il porte autour du ventre et dont il ne se sépare jamais, laquelle contient toutes sortes de petits objets, en particulier des stylos et de petits morceaux de papiers ainsi qu’un carnet sur lesquels il griffonne des sigles et qu’il peut offrir au gré de ses rencontres. Puis, après avoir fait un gribouillage avec son stylo sur la planchette (il me regarde pour voir ma réaction et alors je lui dis : « pourquoi pas, on peut inscrire des traces avec autre chose que la terre ? »), il en range le contenu.

Il mélange cette fois deux couleurs de terre, une surface de terre blanche aplatie enveloppant et recouvrant la forme en terre rouge. Cette fois la forme est composée de morceaux qu’il a aplatis comme des petits palets qu’il associe entre eux et compacte la forme finale.

Il interpelle beaucoup Ernesto sur le mode de l’excitation en prononçant son prénom mais pas vraiment pour s’adresser à lui.

A la séance suivante, il nomme l’absence d'Ernesto. Il réalise deux modelages : un en terre rouge et l’autre en terre blanche. Il va se lancer dans un jeu d’assemblage, en superposant sur la planchette les formes l’une sur l’autre, puis en y rajoutant l’ancien modelage, ainsi que des ustensiles. Ce jeu est accompagné de paroles qu’il adresse à sa construction tout en nous regardant (« tiens-toi ! », « merde ! » lorsque l’assemblage menace de tomber, ou bien : « chut ! » avec un doigt sur les lèvres). Ce jeu d’équilibre nous semble tout à fait intéressant et à ce moment il est vraiment dans le jeu, au risque que sa construction s’effondre. D’ailleurs, je suis en face de lui et à un moment, je rattrape une forme pour qu’elle ne se casse pas en tombant. Il joue ainsi à plusieurs reprises à ce jeu d’équilibre, tentant chaque fois d’ajouter un élément supplémentaire (un rouleau ou un ébauchoir). On dirait son corps...

Il essaiera d’utiliser la forme précédente sèche pour taper sur la nouvelle. Ensuite il utilise un instrument pour graver des sigles sur la nouvelle. Il la tend à Ernesto et lui dit : « touche ! » Comme ce dernier tourne alors la tête de l’autre côté, Paul prend délicatement la main d’Ernesto et la met sur sa forme. Puis il joue à mettre la planchette droite, à la verticale, contre ses formes, et interpelle encore Ernesto en lui disant : « regarde ! »

Lors de la séance suivante, il évoque la visite prévue pour lui d’un établissement qui propose un accueil en internat (ce qui impliquerait un changement d’établissement).

Il prend plusieurs morceaux comme d’habitude, mais cette fois-ci les pétrit tous ensemble. Il manipule réellement la terre en y intégrant les morceaux de Louise qui ne touche toujours pas la terre. L’aspect de la forme est beaucoup plus lisse, un creux se dessine. La forme obtenue est en trois dimensions, elle a un socle et semble s’élever dans l’espace (et elle n'est plus seulement phallique puisqu’elle inclut un creux).

Au cours de sa dernière séance, il annonce en début de groupe son départ définitif. Il semble un peu agité, mais retrouve rapidement son calme. Il réalise une forme en creux, signant un début de contenance.

forme nouvellement produite est élevée dans l’espace, on dirait qu’il y a comme un pli (formant un début de creux) à sa cime. Pour moi, elle signe un réel début d’individuation .

Nous lui proposons, s’il le souhaite, de choisir une de ses formes pour l’emmener avant son départ, lui assurant que les autres seront conservées dans l’atelier. Il en choisira une en terre rouge.

« Les conglomérats 2 »
« Les conglomérats 2 »
« Dernière forme avec pli et creux »
« Dernière forme avec pli et creux »