4.1.3 Le groupe en miettes

Nous théorisons ce temps de constitution de l’enveloppe psychique groupale essentiellement à partir des cas de Maria et Ernesto.

A la phase groupe en miettes, c’est l’intégrité corporelle des membres du groupe qui est menacée et qui s’exprime à travers des fantasmes originaires de castration, d’attaque-fuite (Bion, 1961) et qui signe un risque de rupture corporelle, vécue dans la dynamique groupale qui s’installe. S’agit-il d’une angoisse de perdre l’intégrité psycho-corporelle ?

La menace est vécue comme provenant de l’extérieur (il y a alors une différenciation qui s’établit entre le dehors et le dedans). Nous constatons dans le mode de traitement de la matière une effervescence pulsionnelle, un mouvement de fuite en avant, qui permettrait de lutter contre un risque à caractère d’engloutissement ou d’explosion. Cette circonscription de l’informe vient rappeler le type d’angoisse et de relation d’objet précoce (qui s’expriment à travers le colmatage et morcellement).

Les productions de Maria et Ernesto témoignent d’une tentative des membres du groupe pour être ensemble, réunis, mais l’enveloppe de contenance, l’enveloppe groupale commence alors à peine à s’ébaucher.

Avec Ernesto, et à travers la forme sensorielle des morceaux agglutinés, nous serions colmatés les uns aux autres, à l’image de ses petites miettes à partir desquelles il ébauche la forme agglutinée. Après un premier temps d’effritement de la matière, il y a rassemblement. Nous tiendrions tous ensemble, mais alors complètement étouffés, asphyxiés, à travers une forme aux contours mal délimités.

Notons néanmoins que dans son mode de traitement de la matière, Ernesto se sert très souvent du modelage précédent qui a séché comme d’une base qui lui sert à poursuivre l’élaboration de sa forme du jour (à travers le même geste). Au début, nous avions arbitrairement rapproché cette manœuvre d’une confusion manifeste entre les deux états de la matière (le dur et le mou), témoignant de l’état indifférencié des deux feuillets de l’enveloppe psychique groupale. Mais dans l’après-coup, il serait aussi possible d’envisager que le morceau durci de terre puisse servir de support d’étayage (correspondant à un premier fond psychique), nécessaire au déploiement de la matière molle. Ernesto se serait trouvé une première présence d’arrière- fond (au sens de G. Haag), un premier vertex organisateur. Serait-ce le double feuillet de l’enveloppe psychique groupale qui commence à se dédoubler (s’il semble néanmoins se différencier à travers les deux états de la matière, ce n’est qu’un début, car cela se rapproche d’un clivage plus qu’une possible différenciation).

Nous reprendrons ces éléments dans la partie concernant les hypothèses individuelles, mais cette manœuvre pourrait bien aussi constituer pour Ernesto une mise en forme du clivage horizontal de l’image du corps propre à la phase symbiotique (G. Haag et coll., 1995).

Au début de cette reconstruction, nous avions associé les deux types de manipulations de la matière d’Ernesto et de Maria, correspondant à la mise en pièces. En réalité, il apparaît qu’il s’agirait bien de deux modes de fonctionnements différents (nous aurons l’occasion de développer ce point plus en détail dans la partie de reprise des hypothèses individuelles).

En effet, Ernesto effrite le morceau initial pour en faire des miettes qu’il agglutine les unes aux autres pour reconstruire une forme. Cette manipulation a trait à un fonctionnement qui relève d’un fonctionnement autistique (adhésivité et bidimensionnalité dans l’écrasement des miettes sur la table, puis début de tridimensionnalité lorsqu’il recompose une forme, mais les morceaux restent agglutinés). Cette manière de procéder n’a rien à voir avec le morcellement, qui apparaît à partir du cas de Maria, en lien avec un fonctionnement bien plus psychotique.

Avec Maria, c’est plutôt du côté du morcellement que vient s’incarner une forme sensorielle qui traduit une menace d’explosion violente, de démembrement, de projection de « morceaux de corps » à l’intérieur du groupe.

Concernant ses boudins, c’est la caissette proposée par le thérapeute qui permet aux colombins morcelés de trouver une première enveloppe, un premier contenant. Si dans l’après-coup, cette proposition nous apparaît bien comme un « agir » contre-transférentiel (Maria fait vivre à l’autre à travers sa souffrance manifeste l’urgence d’y répondre), il aurait été préférable de patienter pour qu’elle regroupe elle-même les boudins. Mais sans la caissette, la matière déborde, les colombins qui roulent au sol échappent et sont écrasés ensuite sous les pieds qui les foulent (retour à la bidimensionnalité), et cela était difficilement supportable. Besoin donc, pour le thérapeute, de contenir « au-dehors », parce que ce qui était ressenti comme menace de morcellement en interne n’était ni viable ni vivable sans pouvoir y apposer, dans le champ du réel, des bords.

A ce stade, le groupe menacerait d’exploser, de répandre les milles morceaux de ses éléments morcelés. Une première délimitation ferait que malgré tout, les membres du groupe « tiendraient » regroupés tous ensemble, mais collés à et contenus dans l’enveloppe psychique du thérapeute, donc totalement dépendants de celle-ci. Les membres du groupe sont localisés à travers une première topologie, notre seule identité commune et multiple se résumerait à l’assertion de Maria concernant son modelage : « C’est Rive de Gier ! » Il s’agirait aussi, à travers cette première désignation d’un lieu familier, d’apprivoiser l’étrangeté du groupe et de l’altérité qui s’y déploie sur un mode très archaïque.

Au moins serions-nous regroupés, ainsi que le disent les gens du coin, en « un quelque part... »

La menace éprouvée viendrait bien aussi « du dedans » : intérieur du groupe, intérieur des corps. Le morcellement de la matière correspondrait à une première mise en forme au dehors d’un vécu interne trop angoissant.

Au sujet du « transfert par diffraction » proposé par René Kaës (1993) et en particulier de la diffraction sensorielle, il souligne que la dite diffraction, mécanisme du processus primaire, peut dans certains cas être une défense contre le caractère éventuellement dangereux de l’objet désiré, et dans ce cas, elle s’apparente au mécanisme de défense par la dissociation, par le morcellement et la fragmentation de l’objet interne ou du moi.

Kaës souligne :

‘« Des fragments d’objets ou de moi sont éparpillés dans le monde extérieur, sans trouver de conteneur. C’est en ce sens que Bion décrit le psychotique comme une personnalité groupe; dans ce cas, le groupe interne se donne comme multiplicité fragmentée, kaléidoscopique, où triomphe la déliaison. »’

C’est cette multiplicité fragmentée du groupe interne du psychotique qui semblerait se trouver projetée à l’intérieur du groupe et sur le groupe.

Il est possible de séparer d’autres morceaux de la masse de terre initiale (en déchirant pour Maria, en émiettant entre le pouce et l’index pour Ernesto) pour en faire d’autres formes (miettes d’Ernesto, colombins de Maria). Mais ces petits bouts nécessitent d’être rassemblés pour que la forme obtenue échappe à la destruction. C’est donc aussi la groupalité naissante qui fait que la confusion et le chaos, le débordement d’énergie propre à cette façon de travailler la terre peuvent être régulés.

Concernant la structure de l’enveloppe psychique ici à l’œuvre, on pourrait la rapprocher du début du décollement des deux feuillets : le contenant de Maria ou la forme sèche qui sert de support à Ernesto permettent l’apparition d’un fond pour la forme, et les formes sensorielles produites apparaissent en volume, soit comme les prémices de la tridimensionnalité.

Néanmoins, il nous semble que nous pourrions rattacher à ce niveau de fonctionnement du groupe un état « d’être ensemble » selon des modalités de dispersion, diffraction, morcellement puis parfois collage par colmatages, lesquelles permettent de lutter (par l’entremise du déni ou de l’exclusion), contre tout affect ayant trait à l’absence ainsi que ceux, déjà plus élaborés qui concernent la séparation.

Nous pensons à la séance où, Paul et Laure absents, je me vis comme abandonnée à un groupe léthargique et presque « mort » sur le plan psychique, qui semblait revenir à des états de régression antérieurs. Mais là aussi, s’agissait-il d’une régression ou bien plutôt d’un « passage obligé », nécessaire à la constitution de l’appareil psychique groupal, à travers un mode de fonctionnement avec des processus qui seraient propres au groupe archaïque?

Soulignons encore que dans le groupe archaïque, les processus psychiques qui s’appareillent les uns aux autres le sont sur un mode bien plus contigu que continu, et en ce sens, comment intégrer l’absence d’un ou plusieurs membres du groupe?

Au sujet de l’absence et de la façon dont elle est déniée, cette séance réactiverait et renverrait peut-être aussi au départ du groupe de Maria (mais lequel n’a pu être annoncé et ne fut que subi), qui semble donc ne pas avoir été traité et n’a donné lieu à aucune manifestation dans le groupe, aucune interrogation (à l’exception d’Ernesto). C’est comme si l’absence de Maria était trop sidérante non seulement pour l’évoquer, mais surtout pour la reconnaître, l’éprouver avant de la nommer. Peut-être les sujets ont-ils aussi perçu, à travers ce départ précipité, que ce dernier se déroulait dans des conditions particulières (ont-ils saisi ou ressenti quelque chose de la dégradation flagrante pour nous de l’état physique et psychique que présentait alors Maria ? )

Dans l’après-coup, et donc déjà trop tard malheureusement pour le reprendre verbalement dans le groupe, mais non moins pour le penser, il apparaîtrait que c’est Ernesto, qui, indirectement, lors de la séance au cours de laquelle il questionne sur les absences et demande « Et Thierry, où ? », (alors que le dit Thierry a quitté l’établissement depuis au moins deux ans), formalise ce questionnement. Le seul lien que nous avions alors fait et qui ne nous a pas permis de reprendre le fond du questionnement, était alors que Thierry a été celui qui a amorcé cette « vague de départs », due essentiellement au fait que les parents des personnes avançant eux aussi en âge anticipaient l’avenir par le choix d’un internat. Mais aussi et surtout, peut-être en lien avec le mouvement de déni groupal, nous avions nous-mêmes alors « oublié » que Thierry avait été placé en internat et éloigné de sa famille suite au décès, lui aussi très brutal et tout à fait imprévu, de sa mère.

Par un effet de « transmission » consciente ou non, mais aussi à nouveau et toujours de groupalité, tant au sein qu’à l’extérieur de l’institution (et donc dans le groupe familial), c’est à partir de ces tristes événements que certains des parents, encore et « bien vivants » des autres usagers, ont anticipé le cours des événements et envisagé de faire les démarches nécessaires pour un internat (les parents de Paul entre autres). Dans ces cas bienheureux, la séparation peut donc être anticipée, vécue psychiquement de part et d’autre, et aussi traitée par l’environnement institutionnel qui la scande alors (sur le mode des rites, celui de la « fête de départ »).

Mais ces quelques départs précipités (Thierry, Maria), « bien (et trop) réels » parce qu’en lien avec la mort brutale d’une mère (et donc du lien bien souvent très exclusif), viennent faire effraction car ils imposent un mouvement précipité de séparation et d’absence sur un mode mortifère impossible et impensable, subi et sidérant. Nous avons été nous-même très touchée par ces disparitions tout à fait brutales (nous avions rencontré la mère de Maria, nouvellement grand-mère de par sa fille aînée, laquelle semblait aussi curieusement être le Moi auxiliaire de sa mère, qui ignorait alors complètement sa maladie, à peine trois mois avant son décès).

Revenons au cadre de notre recherche et à la séance mentionnée. Cette dernière correspond à celle au cours de laquelle Ernesto mélange dans son modelage deux couleurs de terre (et ce sera la seule et unique fois). Il y a donc bel et bien un début de « deux et plus de deux », à travers le mouvement d’agglutiner, qui témoigne de l’étape symbiotique et constituerait le précurseur d’une préfiguration de la peau commune qui fait que l’absence serait repérée, éprouvée comme un élément venant s’inscrire de l’extérieur, mais pas encore tout à fait à l’intérieur.

N’oublions pas aussi que la forme d’Ernesto, lors de la séance où l’absence de Paul, dont la présence lui fait réellement défaut et celle de Laure (dont la présence me fait réellement défaut), est plus compactée que jamais, à un point tel que je commente à voix haute, que tous ensemble dans ce cloaque groupal, « nous étouffons », « nous manquons d’air. »

Par ailleurs, nous devons aussi pointer que lors de l’intégration de Boris dans le groupe, si Ernesto se montre très apeuré mais aussi excité de cette nouvelle présence qui viendra modifier la dynamique de groupe, il est le seul à en faire part (il me prend le bras d’une main et tend son doigt de l’autre pointant Boris qui arrive en prononçant « regarde ! » Il fera de même lors des séances suivantes, ces fois-ci s’adressant à Paul).

Ce serait donc la phase groupe en miettes qui signerait la possibilité de repérer, pointer et faire référence à la présence et à l’absence, mais qui aussi lui résisterait sur un mode archaïque. Cela ne signifierait donc en rien une possible capacité à se séparer. Il en constituerait au contraire une défense par le déni et le morcellement.

La séparation ne pourra s’ébaucher qu’avec le début de la constitution de l’enveloppe comme Moi-peau (après le dédoublement puis l’emboîtement des deux feuillets, dont le précurseur est le fantasme de peau-commune), et avec un début d’illusion groupale.

Concernant l’enveloppe psychique groupale, nous aurions à cette phase le dédoublement des deux feuillets (à partir du cas de Maria, car dans celui d’Ernesto il y a encore indifférenciation de ce double feuillet), mais pas encore le phénomène d’emboîtement. L’enveloppe d’excitation est bien présente et dégagée, l’enveloppe d’inscription commence aussi à opérer, du fait du début d’introjection de la fonction contenante, mais si la tridimensionnalité, déjà présente, se dessine franchement, la profondeur n’est pas encore présente. Tout peut basculer d’un moment à l’autre.

Le morcellement signe qu’il y a une menace de perdre à chaque instant ce qui semblait acquis du côté de la fonction contenante. Cette expérience de perte se rejoue et se présente à nouveau sans cesse dans le mouvement frénétique et agonistique de Maria qui fractionne le morceau de terre en pièces et roule ses boudins indéfiniment.

Ce début d’illusion groupale et l’établissement d’un fantasme de peau-commune pourraient être pensés à partir du cas de Paul. Ce dernier, par les formes sensorielles qu’il produit (qui partent du colmatage pour arriver à une forme d’abord conglomérat, ensuite unifiée et présentant des plis). A partir de l’étape symbiotique bien ancrée (le conglomérat), l’emboîtement des deux feuillets, la possibilité de vivre psychiquement la séparation amorcerait la phase suivante qui sera celle de l’individuation. Cela va correspondre au passage à une forme qui va décliner du volume, des plis et des creux, capables de contenir. La phase précurseur de ce moment est celle du groupe conglomérat.