4.1.4 Le groupe conglomérat

Nous trouvons, chez les sujets du groupe, l’existence d’une structure psychique à enveloppe instable, marquée dans l’utilisation de la matière par des mouvements d’aller-retour vers les autres et dans la manière caractéristique d’une recherche d’extension et de rétrécissement de l’enveloppe psychique. Celle-ci marque une image de soi encore très fortement dépendante de l’environnement et qui entraîne, sur le plan auto-représentationnel et de la dynamique pulsionnelle, l’existence d’un soi symbiotique relié affectivement aux objets. Le groupe deviendrait en quelque sorte miroir de soi ?

A cette étape, il y a prévalence du « colmatage » protecteur, avec une recherche de densification.

Paul permet, par ses productions, la transformation de l’espace de l’atelier en espace de jeu et l’introjection de la fonction contenante du groupe (il y a désormais clairement une frontière différenciatrice entre un dedans et un dehors, un avant et un après).

Paul sépare, puis réunit la matière. Il déconstruit et reconstruit.

Pour lui, les séances connaissent un réel déroulement séquentiel et une ritualisation. Sa présence fera souvent de lui un « élément moteur » pour le groupe, car, par un effet d’identification, ceux qui sont « plus loin derrière » peuvent le suivre, ou tout au moins éprouver quelque chose de son parcours, lequel montre aux autres que certains temps douloureux ne sont pas insurmontables.

Surtout, et nous reviendrons sur cet élément notoire dans nos conclusions, la forme sensorielle de Paul réunirait et contiendrait en elle-même toutes les autres. C’est-à-dire que par exemple, elle contient le colmatage d’Ernesto ainsi que les autres formes qui s’y emboîtent et les transforme.

Paul sera le seul à tenter d’attaquer ouvertement le cadre (cf. La séance au cours de laquelle il refuse de modeler et met des coups de pieds dans la table), et donc à tester la solidité et la permanence du cadre, ainsi que la fonction contenante de l’appareil psychique groupal.

L’illusion groupale, selon D. Anzieu a pour fonction de lutter contre une angoisse de castration. Le bon est situé à l’intérieur du groupe, et le mauvais projeté à l’extérieur (peut-être est-ce ce que Paul tente de nous signifier lorsqu’il évoque une autre personne qui ne participe pas au groupe qui a tenté de « casser le bus » dans un moment de crise selon les mots de Paul).

Il faudra sans cesse réguler ses émotions (bien que le dispositif groupal agisse à cet égard), mais surtout, Paul sera le seul à passer d’actions et de jeux sensori-moteurs au jeu de faire-semblant.

Il interpelle les autres membres du groupe ainsi que les thérapeutes en les nommant tous par leurs prénoms. Il réveille Louise qui s’endort, tend son modelage à Ernesto pour que ce dernier le caresse.

Concernant l’évolution de ses formes, celles-ci révèlent au début une angoisse de claustrophobie au sein du groupe : tous ensemble et tous colmatés les uns aux autres (les conglomérats composés de plusieurs morceaux serrés très fort), puis dans la dernière forme qui présente un pli, un creux. Grâce à Paul, nous pouvons « être ensemble et séparés. »

Il y a un déroulement temporel, à relier à celui de la réalité psychique groupale qui est en train de se former à travers ses productions.

Au début, dans le geste de Paul qui s’affronte à la matérialité du médium essentiellement par l’emprise exercée sur la matière, il y a colmatage, serrage entre les différents morceaux (qu’il a néanmoins séparés du morceau de terre initial). Lorsque la pression du « serrage » qu’il exerce se nuance, voire se suspend, Paul fait toucher puis caresser sa forme à Ernesto en lui prenant la main pour la mettre sur son modelage. Il manifeste alors une attitude d’admiration et de sollicitude par rapport à sa forme, il nous semble qu’il y a là quelque chose à mettre en lien avec la position dépressive selon Mélanie Klein, et la réparation de l’objet. Nous serions en pleine phase symbiotique.

Paul permettrait de réparer le double feuillet de l’enveloppe groupale qui s’était constituée à travers les étapes précédentes et qui subissait les attaques propres à chaque phase.

La structure de l’enveloppe psychique signe un fantasme de peau commune (étape symbiotique), évoluant vers la possibilité de l’établissement d’un Moi-peau, avec emboîtement des deux feuillets avec la dernière forme, bien qu’elle ne soit pas encore représentative d’un contenu figuratif.

Il semblerait qu’à cette étape, la peau du groupe s’individualise de plus en plus de celle des thérapeutes et la séparation pourrait presque être envisagée en termes d’objet total.

Anne Brun (2007) met en avant le fait que dans le modelage, la phase de dédoublement des deux feuillets se matérialise souvent par l’avènement de formes ondulatoires, de pliures, de pliages, de diverses formes de duplication et par l’investissement des bords et des bordures.

Paul modèle dans ses dernières formes des creux et des bosses, qui sont explorés de façon tactile.

Brun souligne :

‘«  Cette surface ondulée évoque l’ondulation en peau commune du bébé et de sa mère, précède et annonce le dédoublement des deux feuillets, ainsi que l’accès à la tridimensionnalité. Les plis et les pliures semblent une des premières représentations de contenant à l’origine du double feuillet et constituent une étape privilégiée de la construction de la profondeur, à la charnière de la bi- et de tridimensionnalité, entre les relations adhésives et la découverte de la profondeur dans les communications et l’espace. » (p. 102)’

Par ailleurs, nous pouvons mentionner deux séances dont le contenu nous semble bien illustrer ce moment où, à partir de la peau-commune et du début du dédoublement des deux feuillets, il deviendra possible de jouer.

Il y a la séance au cours de laquelle les boulettes de terre ainsi que le contenant confectionnés par le thérapeute et attribués au début à Samuel, repris par Laure puis par le groupe, cette séance signe un moment de partage à plusieurs. Ce dernier sera éphémère : Ernesto incorporera tout d’abord la boulette qu’il écrasera auparavant à son modelage (il nous remet dans le « colmatage »), ensuite Boris projetant un morceau de terre sans intentionnalité apparente dans le bol de barbotine, éclaboussera Samuel. Mais le « jeu non intentionnel » de Boris, interprété sensoriellement par Samuel, leur permettra lors d’une séance ultérieure, de mettre en scène un début de jeu, cette fois-ci adressé et partagé, en faisant circuler entre eux et sous le regard de Laure, une boule de terre confectionnée par moi-même.

Il fallait donc que l’enveloppe groupale qui se dessinait alors développe des caractéristiques de solidité et de fiabilité pour que ce jeu se déroule. A cette étape, encore symbiotique à notre sens, parce que le jeu ne peut se passer de l’accompagnement par le modelage, ou tout au moins le regard de l’une voire des deux thérapeutes. Les appareils psychiques commenceraient à pouvoir fonctionner de manière plus individuée au sein et à partir de la réalité psychique groupale qui leur offre un point d’élan. Mais ces derniers dépendent encore de la psyché des thérapeutes pour déployer leurs processus selon un mode de fonctionnement plus individué.

Lors de la reprise des hypothèses individuelles, deux cas viendront non seulement illustrer ce moment d’individuation à partir de la phase symbiotique (et à partir de la forme sensorielle « plaque de terre »), mais aussi lui donner des prolongements, bien qu’il s’agisse de prises en charge thérapeutiques en dehors du groupe. Ces deux dernières vignettes cliniques (correspondant aux cas de Victor et ensuite Elsa), nous permettront d’élaborer plus avant les notions d’enveloppes psychiques ainsi que la reconstruction de ces dernières à travers le travail de mise en forme que permet le médium malléable, mais aussi le travail de la destructivité qui sera plus manifeste à travers les attaques d’Elsa.