4.2 Le thérapeute, un interprète en quête de formes ou l’interprétation modelante

Le positionnement et l’implication du thérapeute dans le dispositif groupal de médiation par la terre nécessitent d’être pensés car ils sont très spécifiques. L’objet médiateur, qui permet une convergence relationnelle, se propose aussi comme un objet qui permet de mettre en forme le transfert qu’il modifie par bien des aspects. Les sujets n’ayant pas accès à la parole, il nous faut trouver un moyen de communiquer autrement. Mais alors cela n’a plus rien à voir avec le positionnement habituel et plus traditionnel du thérapeute dans un cadre de soin. Notre façon de nous positionner ne nous enlève pas la parole, bien au contraire, mais nous allons aussi nous mouvoir, modeler, toucher avec les patients, leur adresser des formes. Rappelons l’hypothèse que nous avions formulée :

La spécificité du dispositif groupal de médiation par la terre permettrait au thérapeute de proposer aux sujets une interprétation modelante , qui serait la reprise dans le contre-transfert des formes sensorielles .

Concernant l’implication du thérapeute et de sa réceptivité, nous pouvons dégager de cette expérience que c’est grâce à la qualité de la relation, à ces allers-retours permanents entre notre ressenti et ce que les patients donnent à voir, à sentir, à toucher, à entendre que ce matériel clinique a pu émerger des séances.

Laure et moi nous sommes attachées, avec chacune des personnes, à faire en sorte que l’expérience soit possible dans une relation et un cadre sécurisants. L’évolution constatée à travers les séances, si infime fût-elle, provient aussi de l’ensemble de la prise en charge au sein de l’établissement, mais aussi de ce que nous sommes prêts à entendre, à recevoir, et de la manière dont nous pouvons y répondre.

En effet, il faudrait peut-être être psychologue pour trouver du sens à un boudin de terre ou au comportement d’une personne qui dévore le matériel, mange la terre ou s’endort en séance. Mais je ne fus néanmoins pas seule à y chercher et trouver une direction signifiante.

L’expérience fut réalisée en cothérapie, et possible aussi parce que Laure a su saisir de quoi il était question dans ce dispositif que nous avons co-construit et au sein duquel nos sensorialités respectives se sont impliquées et accordées. Il en va là d’une question de présence et de sensibilité, tout autant que d’identité professionnelle.

Le travail dépend aussi de la qualité de l’attention (qui n’est pas l’observation). En effet, les autistes ont une perception très fine de nos propres moments d’inattention. L’attention inter-thérapeute pour s’étayer est aussi très importante. Le travail attentionnel est pluridirectionnel.

Il n’est pas de travail thérapeutique réussi, avec des personnes très repliées, sans que le thérapeute ne vive lui-même, corporellement, leurs sensations et leur vécu, avant de pouvoir les penser. L’intuition ne suffisant pas, il fallait donc accepter de régresser nous aussi dans notre propre contact avec la matière.

Cet accordage sensoriel (vécu en double), autour des états primitifs de mal-être diffus, paraît être l’étape du suivi qui rétablit une communication possible : de ces états inexprimables, quelque chose peut être communiqué, perçu par l’autre. Les éléments bruts peuvent être reçus par les thérapeutes pour être transformés en pensées. Ceci nous évoque ce que ce désigne D. Stern (1985) comme des formes échos.

Nous avons soumis l’hypothèse d’une interprétation modelante, qui serait alors une modalité, pour le thérapeute, non pas de passage à l’acte, mais de passage par l’acte. Nous l’avons vu à travers les observations, souvent la frontière est mince entre « agir contre-transférentiel » et l’interprétation modelante.

Le médium est aussi lieu du transfert, et du contre-transfert.

C’est-à-dire qu’avec des sujets n’ayant pas recours à la parole, celle du thérapeute accompagnerait, à l’adresse du sujet ou du groupe, une action. Mais aussi, dans le cadre spécifique qui nous concerne (médiation terre), un modelage du thérapeute adressé à un patient dans un moment relationnel fonctionnerait à la manière d’une interprétation. Le thérapeute opérerait une sorte « d’interprète-action.»

Aux actes symboliques que nous désignons du côté des patients, le thérapeute, qui serait un « interprète en quête de formes », répondrait par une interprétation modelante (sous la forme de sa propre sensorialité ou de formes sensorielles modelées, ou encore de formes métaphoriques).

P. Fedida (2000) nous indique :

‘« Le médecin est thérapeute s’il se dispose par sa subjectivité corporelle à accorder tous ses sens, et d’abord le toucher en relation avec la vue et l’ouïe, à la souffrance du malade là où il n’a aucun mot pour l’exprimer. Ainsi, le thérapeute aide le malade à former l’ébauche d’une image psychique qui émane de la partie la plus désespérée et la plus déshéritée de lui-même. Et cette image, médiatrice et transitionnelle, emprunte une forme plastique/graphique pour agir en retour comme la ressource d’un langage primitivement sensoriel. L’engendrement de la forme par la forme désigne ainsi un processus de l’informe désobjectivant les corps en présence et réinstaurant l’autre dans un transfert auto-érotique où a lieu un invisible échange par la forme. 47» (p. 112)’

Ainsi l’espace thérapeutique se constituerait-il par engendrement auto-érotique d’une forme se formant d’elle-même et se transformant.

Avant même de permettre la transformation des projections des sujets, car nous l’avons vu dans le groupe archaïque, nous nous situons parfois presque en deçà du mouvement projectif, le thérapeute aura à attirer l’attention du sujet pour qu’une communication puisse s’établir. La nature de cette communication passe d’abord par la sensorialité, la transformation de cette dernière, le corps, les émotions, la mise en scène, mise en mots. Le dispositif tend ainsi à établir une fonction de restauration des accordages affectifs.

Le miroir du thérapeute qui transforme les éprouvés dans un autre registre sensoriel ou verbal permet à la sensation de devenir émotion (Stern, 1985).

Ainsi la dynamique transférentielle au sein du dispositif s’attachera-t-elle à la remise en jeu de ces accordages premiers entre la mère et l’enfant, des échanges rythmiques entre l’enfant et l’environnement, selon différentes modalités sensorielles (gestuelles, sonores, corporelles, expressions du visage et du corps).

Le thérapeute, dans sa fonction de transformation, s’attache à reprendre des éléments sensoriels et les transposer dans une autre modalité sensorielle.

A.Brun (2007) souligne :

‘« Il s’agit de conférer un sens partageable aux manifestations sensori-motrices de l’enfant et à sa mise en forme du médium malléable, et de passer ainsi du registre de la sensation à l’émotion. »’

L’auteur indique que l’accès à la figurabilitéadvient quand l’objet joue le rôle d’un contenantpermettant au patient de laisser venir ses sensations pour les voir, ce qui n’est rien d’autre que penser enimages.

C’est ainsi que dans le groupe archaïque, d’une part les thérapeutes ne forcent jamais le sujet à toucher la terre s’il s’y oppose (cf. les cas de Louise et Samuel), mais l’invitent à jouer avec les différents états de la matière, les présentent malgré tout pour permettre d’en faire l’expérience, en notre présence, dans un jeu de reprise par nos attitudes corporelles propres, nos modelages, nos échanges verbaux qui se dégagent de cet acte.

L’interprétation modelante donne le sens d’une dimension d’adresse, à travers la reprise et le regroupement dans la psyché du thérapeute, des éléments présents et propres à chacun des patients dans les formes sensorielles.

L’interprétation modelante pourrait aussi tout simplement correspondre à la désignation et la qualification (la nomination), par le thérapeute et donc dans son contre-transfert, des formes sensorielles repérées. C’est une mise en forme dans les mots, il y a là un acte de symbolisation. Ces formes représentent. Elles représentent les mécanismes ayant trait au processus de la représentation psychique (cf. Roussillon, et le médium malléable qui représente l’activité du processus représentation).

Notes
47.

FEDIDA P. Op. cit.