4.3.2 Le pâteux

Considérons l’utilisation faite de la barbotine par Louise. Il y aurait là quelque chose qui serait déjà adressé « à minima ». Sa passivité serait « active » dans le mouvement d’opposition qu’elle signe, et bien des éléments notoires de sa présence ont trait à l’analité (pets, « barbotine-caca mou»). Néanmoins, le mouvement rythmique de mélange de la substance (qui va lui donner une forme tourbillonnaire au fur et à mesure), accompagné du son produit par l’action entreprise par Louise, signerait la liaison de sensations. Ce son, à la manière des parois du bol, lui donnerait une première enveloppe de contenance. Le mouvement de mélange est tourbillonnaire, circulaire. Elle manifeste un contact phobique avec la matière (elle refuse de la toucher sans l’intermédiaire d’un instrument). Elle ne se noie pas dans la substance. L’instrument qui lui permet d’éviter ce contact direct lui assure une première différenciation entre son corps et la matière qui ne la menace pas.

A cette phase, qui correspond elle aussi à l’étape de l’état autistique réussi (G. Haag et coll., 1996), l’angoisse mise en forme par la matière serait de l’ordre d’une angoisse de liquéfaction, d’écoulement, mais aussi peut-être d’engloutissement (dont l’ébauchoir la prémunit en lui permettant de ne pas être dans un contact tactile direct avec le magma de la matière).

La tridimensionnalité serait-elle repérée à travers la contenance des parois du bol ?

Si nous sommes tentée d’y répondre par l’affirmative, le bol est un objet qui appartient à la réalité extérieure, tangible et matérielle. Il aiderait Louise à aller dans cette « direction tridimensionnelle », sous forme d’un support, mais cette paroi « en dur » (véritable « carapace autistique ») n’est pas symbolisée.

Le contenu du bol rappelle les formes autistiques décrites par F. Tustin. A. Ciccone et M. Lhopital (1997) précisent au sujet de ces formes que le terme anglais est « shapes », traduit parfois par « formes », d’autres fois par « traces » ou bien par « contours.» Les auteurs précisent que le sens à retenir est celui de « contour vague », avec une connotation de quelque chose d’archaïque, de primitif, en référence à la note de G. Haag dans la traduction de l’article de F. Tustin (1984).

Les formes autistiques, rappelons le, sont des sensations que l’enfant fabrique à partir de substances corporelles molles ou de mouvements corporels, et qui sont pour lui réconfortantes et apaisantes.

Les auteurs soulignent :

‘« Ces formes auto-engendrées et idiosyncrasiques exercent une fascination sur l’enfant qui a un pouvoir absolu sur elles. Elles évitent la perception de la séparation corporelle. »’

La barbotine élue par Louise constituerait un équivalent de ces substances corporelles molles à partir desquelles se développent les formes autistiques et qu’elle utilisera comme telles.

Pour autant, ne pourrions-nous aller plus loin à travers cette production de « forme-informe ?»

La substance molle barbotine est aussi la « forme » à partir de laquelle se produisent des échanges interpersonnels et elle peut être « partagée » en quelque sorte (ce qui n’est pas le cas de la forme autistique). Cette forme pâteuse contribuerait alors à structurer un échange sensoriel, transformer ce dernier en expérience sensuelle (déjà plus auto-érotique et donc moins autosensorielle), et mener à une élaboration que Louise ne serait pas en mesure de faire, mais qui pourrait inspirer les autres membres du groupe.

Ainsi la forme autistique, travaillée par le médium malléable tout autant que Louise travaille au corps à corps mollement mais rythmiquement la barbotine substance-molle, deviendrait forme sensorielle.

L’objet serait vécu comme un objet partiel, inanimé et interchangeable à l’image de l’ébauchoir, ou objet « mou » et sans contours, en lien avec l’indifférenciation de l’état de la matière.

A cette étape, la forme sensorielle que nous proposons est : le pâteux.

L’acte symbolique repéré et qui lui est associé est : mélanger.

A cette phase, nous pensions au début que l’enveloppe psychique était réduite à un feuillet unique, essentiellement parce que le cas de Louise témoignait pour nous d’une adhésivité totale au médium (elle ne manipulera jamais la matière autrement), comme si elle se confondait avec cette matière molle dont elle annulait la forme en dur en début de séance par son activité de mélange.

Il nous apparaissait alors qu’au travers de ces manœuvres autistiques, l’utilisation de la barbotine, par un accrochage sensoriel exclusif et manifeste dans la manipulation du médium, avait pour fonction de diluer la matérialité même de la matière, comme pour anéantir toute forme qui aurait pu en surgir. Cette boue nous évoquait tantôt les origines de l’humanité, tantôt un retour aux origines, une « boucle bouclée », verrouillée à toute manifestation d’altérité.

Mais notons néanmoins que les parois « en dur » du bol proposent une première délimitation dedans-dehors, même si la substance qu’il contient et la manière qu’a Louise de manipuler le médium évoque un collage sensoriel au matériau. Les parois du bol constituent une sorte de carapace en dur, et alors il y aurait deux faces : l’une tournée vers l’extérieur et rigide, l’autre au contact de la matière molle. Les parois du bol ont bien un rapport avec une barrière ayant fonction de pare-excitation, sous une forme très rigide, et c’est alors le feuillet interne qui est attaqué en tant que surface d’inscription. Alors cette phase constituerait bien les prémisses d’une enveloppe psychique dotée d’un double feuillet, lequel commence bel et bien à se dédoubler et différencier ses deux faces.

Nous avions témoigné au cours du récit clinique du cas de Louise d’une première association à son sujet qui donnera lieu à un modelage de ma part représentant une grenouille (en lien avec les bruits stéréotypés qu’elle émet avec sa bouche), mais en écrivant ces lignes dans l’après-coup, je me laisse aller à penser qu’en lien avec cette notion de carapace qui lui convient tout à fait (dans laquelle elle s’est retirée, mais aussi témoignant de l’état de constitution de son enveloppe psychique), que c’est plutôt une tortue qu’il aurait fallu modeler pour elle...