4.3.3 La mise en pièces de la matière : forme effritée-agglutinée et forme morcelée

La phase suivante concerne la mise en pièces de la matière, l’effritement ou l’émiettement, ainsi que le fractionnement et le morcellement en de multiples petits morceaux (cas de Maria et Ernesto).

Le geste témoigne d’une effervescence pulsionnelle, d’un mouvement de fuite en avant, d’une tentative désespérée d’échapper à l’engloutissement par la matière.

Peut-être que dans le cas de Maria, cela témoignerait-il d’une lutte acharnée contre le retour d’une expérience épileptique originaire ?

Indéniablement en tout cas, Maria « fonce dans la matière », à travers sa manière de la travailler, nous pourrions dire qu’elle « l’explose. »

La matière en mille morceaux rendrait compte des débris d’objets internes auxquels les thérapeutes proposent alors une tentative d’organisation, de regroupement.

C’est probablement le stade de la détresse (Hilflösigkeit selon S. Freud, qui correspond à l’état de détresse du nourrisson qui a faim et qui est totalement dépendant de l’environnement extérieur, Hilflösigkeit qui est aussi retrouvé dans les agonies primitives décrites par D.W. Winnicott).

Lors d’un premier temps de modélisation de cette phase de mise en pièces de la matière, les modes de traitement de cette dernière dont font preuve les utilisations de Maria et celle d’Ernesto nous apparaissaient similaires, et ayant tous deux trait au morcellement. Mais nous allons voir qu’il existerait en réalité deux modalités différentes de « mise en pièces » de la matière, lesquelles correspondraient à des temps et des processus différents : il y aurait la phase miettes (Ernesto), puis celle du morcellement (Maria).

En effet, chacun fractionne en une multitude de petits morceaux la pièce initiale de terre, laquelle est utilisée comme le prolongement du corps du sujet.

Mais pour Ernesto, il s’agit d’un effritement de la matière. Il écrase tout d’abord ses miettes avec son index sur la surface de la table (adhésivité), avant de les colmater les unes aux autres pour reconstituer une forme plus globale.

Certes, la forme a du volume et apparaît en trois dimensions, mais elle est composée de morceaux écrasés et agglomérés (est-ce du laminage ?)

Cette utilisation aurait trait au démantèlement , lequel est un mécanisme de défense repéré dans les pathologies autistiques. Cet effritement n’est pas le morcellement.

Il correspondrait plutôt à une angoisse claustrophobique qui se traduit à travers le serrage.

S’il émiette la matière, c’est pour l’écraser (bidimensionnalité) et ensuite rassembler et regrouper les miettes pour recomposer une forme (qui se défait d’elle-même puisqu’elle est reconstruite à l’infini, souvent dans un mouvement d’indifférenciation entre l’état de la matière crue, molle, et sèche).

Cette forme recomposée, forme sensorielle désignée par nous comme « morceaux agglutinés » ou « forme agglutinée », est soit obtenue et composée de petits morceaux mal agglutinés qui laissent des jours ou des trous, soit elle est compactée à l’extrême.

Parfois, lorsqu’il tente de poursuivre avec la matière molle sa forme en agglutinant ces nouvelles miettes sur la matière sèche, les deux formes se séparent à la fin de la séance (le thérapeute le lui fait remarquer verbalement mais cela ne semble en apparence pas l’atteindre). La matière molle ne « colle pas » à la matière sèche et dure, la forme se scinde en deux morceaux distincts. Il y aurait là clivage horizontal de l’image du corps, qui correspond à l’un des deux temps de la phase symbiotique décrite par G. Haag et coll. (1996).

Le cas d’Ernesto nous amène à formuler plusieurs axes possibles quant à la psychopathologie concernant son cas.

Il semblerait dans un premier temps que le mode de traitement de la matière témoigne de la fragilité de la peau psychique d’Ernesto (il colle alors à la surface de la table les miettes de terre prélevées sur le morceau initial). Toutefois, les prémices d’une organisation tridimensionnelle s’observent (la composition par compactage des miettes de la forme qu’il élabore). Il s’agirait, à travers cette forme, d’une ébauche de représentation de l’intérieur de l’objet. Mais cette intériorité semble l’attirer tout autant qu’elle le terrifie (notons qu’Ernesto est celui qui nomme les absences, demandant au début où sont ceux qui ne participent pas au groupe, puis ceux du groupe qui sont absents). Cette intériorité tour à tour attirante et menaçante générerait des angoisses claustrophobiques dont témoigne l’agglutinement acharné des miettes dans la forme compactée. De temps à autre (mais jamais par hasard), le colmatage entre les miettes laisse apparaître des jours, des espaces, des trous, lorsqu’il « relâche » la pression musculaire mais aussi que cette angoisse est alors moins forte. Ces angoisses claustrophobiques sont contenues par la fortification de l’objet externe (la forme « ultra compactée »). Il serait donc déjà question d’une esquisse d’identification projective (en lien avec la découverte de l’intériorité de l’objet) qui situerait alors Ernesto sur un versant plus psychotique.

Un autre élément spécifique à cette manipulation de la matière est à mettre en lien avec ce que J. Bleger (1967) développe à partir du concept de noyau agglutiné.

Cité par A. Brun (2007, p.55), Bleger indique que :

‘« [...] j’ai suggéré que la relation à un objet agglutiné est un résidu des expériences les plus primitives qui constitue ainsi la partie psychotique de la personnalité. Ainsi, l’objet agglutiné implique une partie non différenciée et non discriminée du moi du sujet comme de la réalité extérieure. » (1967, p. 95)’

Cet objet agglutiné serait un conglomérat résumant des expériences très primitives du moi (fusion de l’intérieur et de l’extérieur). L’objet agglutiné condense des expériences en relation avec des objets intérieurs et des parties de la réalité extérieure. Il porte l’indifférenciation entre les objets extérieurs et les parties du Moi qui y sont liées.

Cet élément nous permet de discuter, sur un plan psychopathologique, du cas d’Ernesto.

Si le « démantèlement » se réfère aux troubles autistiques, Bleger indique que l’objet agglutiné constitue une phase antérieure et préalable à la phase schizo-paranoïde (laquelle témoigne d’un temps d’organisation psychotique de la personnalité) et qu’il nomme la position « glischro-carique.»

Le mode de traitement de la matière par Maria, quant à lui, ne relève pas de la phase symbiotique et est différent, puisqu’elle n’aplatit jamais la matière et roule frénétiquement les boudins, sur la table mais sous la paume de sa main sans jamais les écraser. Cette « technique » témoigne d’une forte angoisse de morcellement, et sur un plan psychopathologique, correspond à une organisation psychotique (très probablement schizophrénique, nous allons l’argumenter).

Il nous est parfois apparu que le cas de Maria constituait une illustration (malheureusement trop parfaite), de la phase « schizo-paranoïde » décrite par Mélanie Klein. Clivage et idéalisation

Il est aussi question à travers cette phase, de la destructivité propre à l’organisation psychotique, dans une réactualisation de la destructivité primaire. L’enfant attaque l’objet, mais c’est parce que ce dernier survit à sa destructivité qu’il peut ensuite devenir un objet total et que l’enfant pourra alors utiliser cet objet.

A cette phase, le sujet se situe dans la tridimensionnalité. En effet, pour Maria la matière est « roulée » sous la paume de sa main, elle ne l’aplatit jamais, il existe donc un volume. Elle peut néanmoins faire des retours en arrière lorsqu’elle écrase sous ses pieds sans s’en rendre compte certains de ses boudins (retour à la bidimensionnalité et l’adhésivité).

Si la forme d’Ernesto est néanmoins toujours une forme qui rassemble entre eux les petits morceaux émiettés, là où Maria est noyée au milieu de ses boudins éparpillés si le thérapeute n’intervient pas, celle de Maria laisse apparaître du vide entre les boudins (il ne s’agit par de colmatage, mais une fois de plus de morcellement). Cet espace vide est un espace supplémentaire pour la constitution de l’enveloppe psychique qui se présenterait comme temps précurseur au décollement des deux feuillets.

Seul le contenant donné par le thérapeute à Maria pourra faire tenir ensemble les morceaux épars et diffus des sensations du sujet, les regrouper en un même lieu. Mais dans l’après-coup, il nous apparaîtra que maladroitement et involontairement, réunir les colombins épars dans un contenant pour elle est comme un « agir » contre-transférentiel, une manière de soustraire les formes produites à sa présence. Réunies dans un contenant sur les étagères, les formes lui échappent et nous ne lui permettons malheureusement pas de les regrouper elle-même. C’est-à-dire qu’à ce moment là, le thérapeute ne permettrait pas à Maria de constater que sa destructivité manifeste n’endommage pas l’objet, et ne lui permet donc aucune tentative de réparation.

Peut-être pourrions-nous aussi avancer que face à la recrudescence des angoisses de Maria qui plonge le thérapeute en plein désarroi, la caissette serait aussi une tentative du thérapeute pour « rassembler ses idées » pour continuer à faire des liens.

Maria présente des comportements d’automutilation, mais jamais à l’atelier. Mutilerait-elle la matière ? Cette dernière permettrait une première mise en suspens de ce mouvement d’attaque de sa peau ? Se mutiler, c’est se faire exister. Mutiler l’autre (la matière ?), c’est aussi le faire exister, mais à quel prix ?

Dans le cas de Maria tout se joue autour de cette notion de contenance, dans la tentative de lui permettre de restaurer un semblant de peau, laquelle est « écorchée vive » (cf. La séance au cours de laquelle je lui enveloppe le dos et les épaules dans mon châle et où elle s’endort). D’ailleurs, si elle s’endort, c’est certes parce qu’elle est épuisée, mais peut-être aussi commence-t-elle à se sentir en sécurité et peu à peu « bercée » par le groupe.

L’utilisation que Maria fait de la matière est tout de même assez différente de celles des autres membres du groupe. Cela vient essentiellement, selon nous, du fait que Maria présente une organisation psychotique.

A travers le modelage, la psychose se refléterait par un développement en « dents de scie » sur toute la durée de la prise en charge, comme si ce qui était « acquis » risquait à chaque fois de se perdre. Maria manifeste au début des comportements très archaïques (toute-puissance et destructivité), qu’elle « conservera » jusqu’à la fin, mais progressivement, elle se constitue un « fond psychique » avec une prise de conscience de la troisième dimension et de la contenance (constitution de l’enveloppe). Cela correspond au moment de rassemblement des boudins (et Maria nous dit alors que ce qu’elle désignait auparavant comme « Rive de Gier » (boudins morcelés), est devenu le quartier du Grand-Pont).

La psychose étant liée à une problématique du « rentrer dedans », pourrions-nous dire, (l’espace existe avec un intérieur et un extérieur déjà constitués), Maria semble accéder plus facilement que les autres à cette notion d’enveloppe. Lorsque l’autre commence à exister en tant que tel, les séparations deviennent souvent difficiles.

Sans intention d’insister sur des éléments morbides, souvenons-nous aussi que lorsque sa mère disparaît, Maria se laisse alors mourir.

Les actes symboliques repérés à cette étape sont désignés comme tel : déchiqueter ou mettre en pièces, disperser ou éparpiller, écraser ou étaler et laminer, enfin rassembler ou agglutiner.

A partir des cas d’Ernesto et de Maria, nous avançons les formes sensorielles suivantes : morceaux agglutinés, formes morcelées.