4.4 Prolongements

4.4.1 De la plaque de terre à une « histoire de peau » : à partir du cas de cas de Victor

L’étape suivante concerne la mise à plat de la matière et donc l’établissement d’une véritable enveloppe psychique (en résonance avec la phase symbiotique et l’angoisse de séparation). Nous étudierons ce moment particulier à partir du cas de Victor.

Victor était, aux débuts de notre pratique et lorsque nous l’avons rencontré, un jeune homme qui présentait « à bas bruits » des troubles autistiques. Il n’a jamais participé au groupe que nous présentons dans ce travail.

Néanmoins, plusieurs raisons nous amènent à parler de ce cas.

Tout d’abord, dans la rencontre (dans la même institution que celle dont il est question mais pris en charge sur un autre groupe détaché de celui où sont accueillies les personnes présentées jusqu’alors), il fut le premier patient qui nous a amenée à penser le dispositif de médiation par la terre. Il attirait notre attention, manifestait un besoin d’adhésivité dans la relation ainsi que des moments hallucinatoires où il semblait alors en proie à une grande souffrance (comme si les bruits de l’ambiance extérieure auxquels il pouvait s’accrocher de façon autosensuelle avaient le pouvoir de le pénétrer dans son corps et effracter tous ses sens). Nous trouvions alors Victor particulièrement « attachant », tout en même temps que nous refusions la relation symbiotique qu’il recherchait pour ne pas le mettre en difficulté.

C’est à partir de ce cas que nous est venue l’idée de la médiation.

En expérimentant avec son aide et sa participation les possibilités de ce médium (alors dans des conditions qui n’étaient pas celles décrites, c’est-à-dire en nous retrouvant de façon hebdomadaire autour d’un morceau de terre sans lieu d’assignation au début), c’est probablement lui qui nous a permis de découvrir les qualités symboligènes de la matière, et surtout, qui a suscité le désir d’aller plus loin dans la formalisation du dispositif. Mais aussi, si le cas de Victor nous permet une présentation qui pourrait sembler pousser plus loin l’élaboration clinique, c’est aussi quelque part en appui sur ce travail que celui avec des personnes « plus régressées » a pu être possible.

C’est donc et aussi parce que Victor a pu m’amener à un jeu de « faire semblant » et à éprouver à travers les balbutiements du dispositif toutes ses angoisses de séparation que ce travail a pu voir le jour...

Le travail thérapeutique avec Victor qui s’est déroulé sur plusieurs années n’est que très succinctement restitué ici (en effet, le matériel clinique livré est déjà dense), nous souhaitons surtout illustrer un moment particulier du travail avec la terre qui n’a pas été possible jusqu’alors. Nous invitons donc le lecteur curieux d’en savoir plus au sujet de Victor et de sa prise en charge à travers le récit plus dense et plus complet des séances en annexes.

Comme nous le verrons avec cette illustration, les étapes suivantes ont trait à une image du corps plus élaborée, en lien avec des angoisses elles aussi moins archaïques (bien que restant dans le champ des processus primaires) et correspondent à la possibilité d’enrouler la matière, d’en faire un objet contenant en trois dimensions.

La matière n’est alors plus seulement le prolongement du corps du sujet qui la manipule, elle peut aussi devenir le corps du thérapeute, pour ensuite venir figurer une forme à « plus que deux », véritable trace d’une individuation en train de naître.

La phase symbiotique avec clivage horizontal de l’image du corps décrite par G. Haag est marquée par une augmentation des preuves de spatialisation, une manipulation plus libre et individuée, la construction des membres inférieurs : par exemple explorer les creux et les bosses, transvaser ou mettre un morceau de matière dans un contenant, ce dont témoignera le cas de Victor.

L’individuation correspond à des manipulations un peu plus élaborées, reflet d’un espace psychique bien constitué (corps total) et d’une séparation possible : par exemple reconstituer ce qui a été détruit, faire un bonhomme ou faire semblant.

Les premières séances, ce n’est pas tant le matériel (la terre et les instruments) qui intéressent Victor, que de toucher chaque objet en me regardant l’air interrogatif comme en attente d’une réponse, ainsi que d’explorer chaque contenant : placards qu’il ouvre, poubelle qu’il fouille, jusqu’à mon sac à main si je ne l’arrêtais.

Outre les contenants, les surfaces semblent également source d’attraction pour lui. Il palpe, prend entre ses doigts au dessus du vide pour, semble-t-il, tester l’épaisseur, la consistance, le poids des choses plates. 

Les premières séances seront marquées par l’exploration de l’espace avant qu’il puisse prendre place à la table. C’est aussi un peu comme pour vérifier ce qui aurait pu changer entre chaque séance. Les premiers contacts avec la terre seront marqués par des allers et venues de sa chaise au lavabo pour se laver les mains. Je le laisse faire. Dès qu’il revient, il touche à nouveau la terre.

La matière l’attire sensoriellement et provoque en même temps un intense dégoût, voire parfois une menace d’engloutissement. Mais peu à peu, et sous mon regard, le contact avec la terre va devenir un moment de jubilation intense pour Victor.

Lorsqu’il touche la terre, cela produit chez lui un état de grande euphorie, mais l’excitation déclenchée frise la menace d’engloutissement : il rit au départ puis très vite regarde horrifié les traces de la terre sur ses mains et cherche à s’en débarrasser. Le contact avec la matière semble bien également réactiver des perceptions hallucinatoires, car il manifeste alors des « gestes de parasitage », comme chassant des bras autour de sa tête des mouches qui le gêneraient, manifeste des attitudes d’écoute en murmurant à voix basse des paroles incompréhensibles. Il va alors se laver les mains, puis revient auprès de la matière, l’air enjoué.

Après quelques mois au cours desquels sa présence se résume aux séquences d’exploration des espaces contenants (avec retour à mon regard, toujours) ainsi qu’au rythme des va et vient au lavabo (qui se trouve à l’extérieur de l’atelier), et où il ne fait rien d’autre qu’explorer, toucher et mettre en scène le dedans-dehors, il découvre que les instruments mis à disposition pourraient lui permettre de travailler la matière sans trop la toucher. Son objet favori sera le rouleau à pâtisserie.

Il réalise une mise à plat de la terre. Il prend le morceau initial que je lui présente, s’empare du rouleau dans une attitude jubilatoire, et étale la terre sur la planchette. Il ne la pétrit pas.

Parfois la plaque de terre déborde de la planchette sur la table. Il en coupe les morceaux qui dépassent à l’aide d’une petite truelle et met au rebut les morceaux découpés.

Il obtient alors une plaque de terre lisse. Il semble fasciné par cette forme, et très délicatement, il l’effleure, me regarde, puis la caresse, puis me regarde de nouveau. Parfois cet échange de regards s’accompagne de sourire, et même de mots, il me dit en chuchotant : « c’est doux ça ! »

Au fil du temps, le moment de la mise à plat avec le rouleau semble le plonger dans un mouvement autosensuel, il est comme en osmose avec la matière sur laquelle il peut exercer son emprise. Au début, il est dans un état d’excitation un peu maniaque. Le moment auquel il s’empare du rouleau semble lui permettre de se raccrocher à un objet dur qui lui permettant de maîtriser les angoisses en lien avec la matière, de la dompter.

Le temps de séparation est difficile pour Victor qui se montre avec moi de plus en plus adhésif et dans une grande sollicitude. Il apprécie particulièrement de partager le temps de rangement et de nettoyage qui deviendra un rituel permettant la séparation, ainsi qu’un temps de réorganisation psychique, de maîtrise de l’espace.

Il souhaite ranger dans un carton les plaques qui ont séché et qu’il peindra en les ensevelissant sous de multiples couches de peinture (couleur unique). A chaque début ou fin de séance, il a besoin de vérifier le contenu du carton (ces plaques sont-elles un morceau de nous sur lequel il exerce un contrôle omnipotent ?)

Un jour, alors qu’il arrive à l’atelier, j’installe le matériel, j’ai le dos tourné, Victor prend mon tablier et l’enfile (ce tablier est différent de celui des autres). Lorsque je le vois, il rit aux éclats, esquisse quelques petits pas de danse et tourne sur lui-même, puis quitte le tablier et le repose, me regardant intensément comme un enfant qui attend la réponse pour vérifier qu’il n’a pas fait une bêtise. Surprise et attendrie par cette capacité de jeu, je lui dis que, peut-être, il essaie de m’imiter ou bien encore « d’être dans ma peau ? » Il rit alors aux éclats. A partir de là va se développer une intense relation symbiotique entre nous.

Au bout d’un certain temps, lors d’une séance au cours de laquelle il réalise une plaque, son regard est attiré par les petits pots en verre qui servent pour la peinture. Il en prend un et enroule la plaque de terre autour. Il semble très content du résultat obtenu. Je sais qu’en séchant la terre va se fissurer, mais je décide, non sans appréhension, de l’en laisser faire l’expérience à la séance suivante. En effet, l’enveloppe de terre s’est fissurée et est tombée en morceaux. Il est déçu, et met tout à la poubelle, se remet à chasser les mouches invisibles autour de lui. Je lui donne une explication de cette enveloppe en morceaux, lui précisant que j’ai bien entendu qu’il voulait faire un objet qui contient, et sans lui indiquer comment, je lui dis qu’il est possible de le faire autrement.

Il n’essaie pas, mais je décide de garder en tête cet élément, d’être patiente et de continuer à être le témoin des plaques qu’il continue d’ensevelir sous les couches de peinture lorsqu’elles sont sèches. Ces plaques sont-elles le signe d’un fantasme de peau commune avec le thérapeute ?

Réalisant une nouvelle plaque, il s’empare d’un ustensile qui se trouve sur la table dans un pot devant lui. Il s’agit d’un genre de poinçon qui permet de faire des trous ou bien de dessiner des formes sur la terre. Il inscrit alors ses initiales sur la plaque.

Alors subitement, la plaque qui semblait ne pas avoir de limites définies obtient des contours du fait de cette inscription en son centre.

Une surface d’inscription vient d’être mise à jour. La plaque ne contient rien puisqu’elle est plate mais nous y voyons là un début de différenciation avec la matière (et par répercussion avec ses objets internes), le dégagement possible d’un fond pour la figuration.

C’est peut-être le rythme retrouvé dans sa manière de faire à l’identique au début (rythme du premier contenant) en lien avec la relation thérapeutique qui lui a permis de faire cette expérience.

La limite, les contours et un premier fond pour la représentation viennent d’être « trouvés-créés ». La profondeur comme telle n’est pas encore trouvée, elle est peut-être localisée du côté de l’objet.

Alors, comment permettre à Victor, qui, jusqu’à maintenant ne se vivait que dans le prolongement de la peau de l’autre et dans une identification adhésive, d’aller un peu plus loin, vers une identification projective ?

Mais vivre la profondeur, c’est se détacher de l’identification adhésive, de l’espace bidimensionnel pour aller vers l’identification projective. Si cela signifie l’opportunité de la différenciation, d’une moindre dépendance à l’autre, cela signifie aussi qu’il en va d’un travail de perte et des angoisses qui l’accompagnent.

Le travail avec Victor sera ainsi marqué par des avancées (dont nous verrons plus loin les possibilités), mais aussi des retours en arrière. Comme pour me signifier qu’il ne faut pas aller trop vite, pour ne pas trop vite se séparer. Les retours en arrière se traduisent par la fabrication de plaques sans inscriptions, qu’il décidera de laisser « nues », qu’il refusera de peindre.

Deux années plus tard, les plaques se multiplient et remplissent des cartons dans lesquels nous les mettons à l’abri et que Victor me demande souvent de rouvrir en fin de séance…

Puis un jour Victor qui cherche désespérément à enrouler la plaque autour des pots et ustensiles rencontrés au gré des errances de son regard décide d’enrouler la plaque sur elle-même, de faire se rejoindre les bords. Il obtient ainsi une forme cylindrique, creuse en son intérieur, mais sans fond.

Il obtient alors, sans le fond, la forme qu’il cherchait depuis longtemps. Il est à la fois content mais me montre, dépité, les trous à chaque extrémité. Je l’encourage à chercher encore…

Cette nouvelle forme se répète sur de nombreuses séances.

Encore quelques mois plus tard, Victor décide de faire un pli avec la terre à une des extrémités de la forme. La béance se trouve donc bouchée d’un côté.

Il y a une ouverture, un contenant, qui se termine par un pli. La forme ne peut pour le moment tenir debout. Mais quelle joie, pour Victor !

Encore des mois plus tard, il perfectionne la forme du pli qui fait que petit à petit les formes tiennent debout, se dressent face au réel qu’elles peuvent désormais affronter.

Mieux, alors que les formes tiennent debout et qu’il est mécontent des jours qui apparaissent néanmoins aux jointures, il utilisera spontanément la barbotine pour coller les bords.

A partir de ce moment, les jeux de peau commune entre nous s’espaceront, et Victor m’invitera à plusieurs débuts de séances à un jeu de cache-cache (il se cache derrière le rideau, derrière les portes…).

La dernière forme créée est une plaque roulée en forme de cône, dont les bords sont collés avec de la barbotine. La forme créée m’évoque un coquillage. Alors qu’il me la tend, je l’approche de mon oreille et me surprends à lui dire spontanément : « et figurez-vous qu’on y entend le bruit de la mer ! »

Ce cas relate comment à partir de la bidimensionnalité et de l’identification adhésive nous sommes parvenus au fil du temps à une étape d’individuation avec la possibilité d’un travail de séparation. Cela suppose le passage par un temps d’identification projective (dont Victor n’est pas complètement dégagé), un passage par la tridimensionnalité pour qu’un Moi-peau apparaisse, lentement, après un fantasme de peau commune.

Didier Anzieu souligne qu’avant la constitution du fantasme de peau-commune, le psychisme du nouveau-né est dominé par un fantasme intra-utérin, qui nie la naissance et qui exprime le désir propre au narcissisme primaire d’un retour au sein maternel, fantasme d’inclusion réciproque, de fusion narcissique primaire dans laquelle il entraîne plus ou moins sa mère elle-même vidée par la naissance du fœtus qu’elle portait.

Le fantasme de peau-commune à la mère et l’enfant figure une interface, la mère et l’enfant se situant de part et d’autre de cette interface. La peau commune les tient attachés ensemble, mais selon une symétrie qui ébauche leur séparation à venir. Cette peau commune, en les branchant l’un sur l’autre, assure entre les deux partenaires une communication sans intermédiaire, une empathie réciproque, une identification adhésive : écran unique qui entre en résonance aux sensations, aux affects, aux images mentales, au rythmes vitaux des deux. L’interface transforme le fonctionnement psychique en système de plus en plus ouvert, qui achemine la mère et l’enfant vers des fonctionnements de plus en plus séparés. Mais l’interface maintient les deux partenaires dans une dépendance symbiotique mutuelle. L’étape suivante requiert l’effacement de cette peau commune et la reconnaissance que chacun a sa propre peau et son propre Moi, ce qui ne s’effectue pas sans résistance ni douleur (fantasme de peau arrachée, volée). Nous pourrions situer dans le cas de Victor le temps de peau-commune entre les temps d’osmose avec la terre où il reconstitue par la plaque une seconde peau à valeur de carapace autistique, et celui des limites éprouvées (inscription des initiales) et ensuite de l’introjection de la fonction contenante à travers le cône produit.

La relation d’objet repose sur l’identification adhésive (D. Meltzer, 1975). Le Soi, encore mal distingué du Moi, est éprouvé comme surface sensible, qui permet la constitution d’un espace interne distinct de l’espace externe. L’espace psychique est bidimensionnel. Meltzer indique :

‘«  La signification des objets y est expérimentée comme inséparable des qualités sensuelles que l’on peut percevoir à leur surface.»’

Victor se situe sur un registre intermédiaire entre la position autistique bidimensionnelle (qui tend à une identité de surface, dans l’adhésivité) et le registre symbiotique tridimensionnel (en lien avec l’identification projective).

Victor tente par ses plaques de nier la distance par des collages (véritables placages) mais au fur et à mesure des séances, commencent à apparaître des formes plus spécifiques dans le mouvement (tentative de creux). On passe d’une relation fusionnelle à la recherche d’une relation « en écho » (au sens de D. Stern, 1989). Victor plonge son regard dans le mien, me fixe et s’en détourne, répétitivement, dans un jeu de « lâchage » et de « retrouvailles » du regard à deux.

Avant de parvenir à un temps « d’individuation », on remarque qu’une recrudescence des stéréotypies et troubles autistiques est nécessaire. Il oscille à la charnière entre bi et tridimensionnalité et l’on constate qu’il retravaille en quelque sorte la consolidation de la première peau avant l’accès à la phase symbiotique.

Il a parfois des moments d’absence, de démantèlement . Si le thérapeute s’approche alors, lui touche le dos, il semble, sans effort ni drame, reprendre contact avec la réalité. Mais il a fallu aller le chercher du côté de sa peau, de l’identité adhésive pour le rejoindre et le ramener vers la vie de l’échange. Cette reprise de contact peut aussi s’effectuer par le biais de la plaque de terre.

Acte symbolique : caresser, envelopper, plier, coller formes sensorielles : plaque-peau, forme conique, contenante.