4.4.2 Une tête pour deux : du magma de la fusion au modelage de la séparation, à partir du cas d’Elsa

4.4.2.1 Présentation du cas d’Elsa

Un tout dernier récit clinique nous permettra d’aller encore un peu plus loin dans le travail de nos hypothèses, tout en restant dans le champ des problématiques archaïques décrites jusqu’alors.

Cette vignette clinique relate brièvement un peu plus de six mois d’une prise en charge individuelle hebdomadaire, avec une adolescente de 16 ans, Elsa, rencontrée dans une institution pour adolescents dans laquelle j’exerce (il s’agit d’un Institut Médico Educatif qui accueille une population d’enfants et adolescents porteurs d’une déficience intellectuelle associée à des troubles envahissants du développement).

C’est l’éducatrice référente d’Elsa, qui, dans un premier temps m’interpelle à son sujet.

Elsa se présente sous une allure « très déficitaire », lente et passive, alors qu’à d’autres moments, elle est très présente dans le groupe et témoigne d’une personnalité riche. Elle traverse aussi des moments de régression, au début interprétés comme « réactionnels » à des situations où quelque chose la met en difficulté (elle laisse alors choir une moitié latérale de son corps, se met à baver, l’air hagard, et marmonne des mots incompréhensibles).

A d’autres moments, elle se présente « droite », attentive et dans l’échange, communique en utilisant la parole. La progression d’Elsa oscille à travers des cycles : temps pendant lesquels elle fait des progrès fulgurants et s’épanouit, et d’autres où elle « régresse » et semble attaquer et mettre en péril le lien établi (souvent nous rencontrons alors sa mère et cela a pour effet de faire « repartir » Elsa). Le lien avec sa mère est très important. Elsa est dans une relation très fusionnelle avec elle.

Par ailleurs, et c’est aussi ce qui nous intéresse, l’équipe éducative s’interroge sur certaines situations qui déclenchent des moments de panique totale, Elsa ne pouvant alors plus rien faire, s’immobilise tétanisée dans l’espace, tremble de tout son corps, le visage livide et comme exsangue. On ne sait pas ce qui déclenche ces états de panique. Les éducateurs se demandent si elle « joue un jeu », mais Elsa semble réellement subir ces états de panique.

A une certaine période, c’était lorsqu’elle entendait la voix d’une certaine chanteuse dont il ne fallait même plus prononcer le nom. A d’autres, c’était lorsqu’à table on sortait le pot de moutarde (un contenant en plastique avec un gros bouchon à son extrémité, qui produit un bruit très caractéristique lorsqu’on presse le tube pour faire sortir la moutarde). Si ce bruit fait beaucoup rire certains adolescents qui sont encore accrochés à certains jeux d’enfants, parce que « ça fait prout », Elsa quant à elle semble redouter ce bruit qui la met alors dans un état qui la prive de son repas (elle tremble alors de tout son corps, devient blanche et plus aucune parole ne semble l’atteindre). Désormais, le groupe tout entier se met à chanter lorsque quelqu’un se sert de la moutarde, pour qu’elle n’entende pas le bruit redouté !

Après avoir réfuté une forme possible d’épilepsie à laquelle ces états nous faisaient penser, j’établissais l’hypothèse que c’était un bruit ou en tout cas un vécu d’ordre perceptif et sensoriel qui semblait plonger Elsa dans cet état de tétanie (pour l’avoir constaté, elle devient alors véritablement catatonique), le bruit faisant peut-être resurgir un éprouvé ayant trait à un événement catastrophique.

Les parents d’Elsa que nous rencontrerons nous décriront son parcours : classe maternelle, hôpital de jour puis scolarisation en CLISS avec une prise en charge en SESSAD. La mère relate de mauvais souvenirs de l’hôpital de jour où, selon elle, la famille a été peu ou mal informée quant aux troubles d’Elsa. La mère d’Elsa peut néanmoins raconter que, lorsque le médecin pédopsychiatre recevait le couple parental, Elsa se mettait alors à hurler en disant : « Faut pas qu’on parle ! », comme pour empêcher ou attaquer le lien.

La mère fait l’hypothèse qu’un vaccin serait à l’origine du retard psychomoteur d’Elsa.

La prise en charge en CLISS se solde sur un vécu d’échec intense pour Elsa, qui s’est alors comme figée défensivement dans un aspect déficitaire.

Nous relevons un autre élément important : les parents mentionnent également, au sujet des moments de « blocage » qu’elle manifeste et dont ils ignorent eux aussi la cause, qu’à une certaine période, monter en voiture la rendait complètement paniquée (elle disait alors avoir « peur du vide »), et qu’il fallait verrouiller les portières du véhicule pour qu’elle ne tente pas de descendre lorsque la voiture était en marche.

C’est à partir de ces données qui m’intriguent, ainsi que de la demande des éducateurs, que je propose à Elsa de nous rencontrer. Elle accepte très volontiers de me suivre dans le bureau, et manifeste même une excitation certaine.

Pendant plusieurs séances, elle me montre un aspect d’elle très régressé, en rajoute sur le versant déficitaire, semble tester jusqu’où elle peut aller avant que je (la) « laisse tomber ». Elle s’avachit, bave sur le bureau et me regarde hagarde, la bouche grande ouverte. Je ne comprends rien des mots qu’elle essaie alors de m’adresser, formant parfois des bulles de salive au creux de sa bouche. Souvent je suis prise en séance d’une irrépressible envie de m’endormir...

Mais pourtant, je ne crois pas un seul instant à l’ampleur du déficit qu’elle me présente et devine qu’Elsa est « très forte » pour attaquer le cadre proposé et manifester une grande destructivité. Elle tenterait de se faire passer pour « une bonne débile », mais il m’apparaît très vite que nous avons à faire avec une structure psychotique, qui va nous donner « du fil à retordre. »

Nous l’avons souligné, le parcours institutionnel d’Elsa a été marqué jusqu’à présent par un fort sentiment d’échec. Dès qu’on la sollicite pour une performance cognitive ou afin de réaliser quelque chose susceptible de la mettre en difficulté, elle se braque et devient comme une poupée de chiffon, se retire de la relation.

Néanmoins, je notais deux éléments.

Le premier a trait à la manière dont elle se redresse et se tonifie lorsque je lui propose de dessiner. Ses dessins sont toujours les mêmes, très colorés et assez gracieux, bien que le contenu ne soit pas figuratif. Elle prend les crayons de couleurs un par un et trace, jusqu’à ce que le contenu du pot à crayons soit épuisé, des lignes de couleurs différentes qui s’enchevêtrent ou filent tout droit, et dont elle dit, lorsque je lui demande ce que cela pourrait représenter : « C’est une route ! » Saisissant cette proposition, je teste sa capacité à jouer, à prendre une forme pour autre, et rétorque : « C’est une route, qui pourrait partir de toi pour mener jusqu’à moi. Ou inversement, dans l’autre sens. Nous pourrions peut-être nous rencontrer à mi-chemin ? »

Si elle s’empare de cette proposition qui l’amuse, Elsa invente alors des accidents qui nous barrent la route, de la neige et des tempêtes, illustrant en quelque sorte « en direct » son mode de relation à l’objet et le sort qu’elle réserve à ceux qui tentent d’entrer en relation avec elle. Quand bien-même j’invente à mon tour des chasse-neige, des hélicoptères « remplis de gens qui ont vocation à retrouver et sauver les ensevelis et les accidentés », des possibilités à la manière du petit poucet de retrouver notre chemin en laissant des traces, Elsa sombre à nouveau dans le tableau déficitaire et bave sur ses dessins, retombant dans l’inertie et m’épuisant. A sa destructivité et sa toute-puissance, je ne peux que lutter dans un élan contre-transférentiel « maniaque » à mon tour (les hélicoptères, les gens « qui sauvent », etc.)

Le deuxième élément qui attire mon attention, est qu’Elsa joue souvent à mettre ses doigts dans deux trous du bureau qui sont de part et d’autre d’elle, destinés au passage de fils électriques (d’ordinateur entre autres), qui sont vides. Lorsqu’elle enfonce ses doigts fins dans ces trous, son corps se redresse. Lorsque je relève qu’elle à l’air de s’amuser avec ces trous, elle me dit : « Je pourrais bien me faire mal... ». Ce jeu d’exploration m’intrigue.

Mais les séances se suivent et semblent toutes se ressembler.

Si mon « illusion thérapeutique » en prend un coup, au moins ai-je « calmé » les élans salvateurs des « urgentistes de l’hélicoptère.» Mais un peu comme après la tempête de neige, le paysage de notre relation devient peu à peu aride et dévasté, j’ai peur de laisser la psychose chroniciser cette relation (est-ce pour pouvoir contourner ce risque que les éducateurs me l’adressent ?) Elsa aurait-elle besoin de « désespérer quelqu’un » pour pouvoir se montrer vivante ailleurs ?

Je ne perds pas espoir (il y a forcément encore quelqu’un sous les décombres qui essaie de survivre), nous avons seulement besoin d’un nouveau souffle.

La lourdeur de ce matériel me laisse à penser que le dispositif n’est peut-être pas adapté, et qu’une matière à modeler pourrait peut-être bien aider Elsa à se redresser, à expérimenter sa destructivité et à mon tour d’y répondre mieux que ne le feraient les dessins qui se succèdent et se ressemblent. J’aurais en quelque sorte besoin d’un matériel « moins plat » et qui me permettrait de me passer un peu plus du verbal car si dans mon contre-transfert je lui parle, la mise en mots fait déjà appel à quelque chose de presque trop construit et à des défenses qui m’apparaissent presque « prématurées » et donc rigides me concernant. Il me fallait un médium qui me permettrait de partager sa tempête sans me faire engloutir, « sans faire appel aux urgentistes.»

L’atelier terre décrit avec les adultes étant géographiquement proche (l’institution pour les adolescents est située dans une partie à l’écart du bâtiment de celle qui accueille les adultes), je fais part à Elsa de l’existence de cet atelier et lui propose de le visiter.

Elle est d’accord, et se montre même très excitée à cette idée.

Mais il faut traverser un long couloir qu’elle ne connaît pas, et surtout descendre des escaliers qu’elle n’a jamais empruntés. Elsa se tétanisera en haut des marches, refusant de descendre, même avec le soutien de mon bras et celui de la rampe.

Je n’insiste pas, lui suggère tout de même d’y réfléchir et réitère la semaine suivante ma proposition, empruntant cette fois-ci un autre escalier extérieur qu’elle connaît. Elsa accepte alors volontiers de me suivre, curieuse et « trottinant » derrière moi. Dans ces moments d’excitation, elle « trottine » réellement dans l’allure de son pas, mais penchée en avant, comme si les deux moitiés de son corps (membres inférieurs et haut du corps) semblaient alors hypertoniques et mal coordonnées, presque dissociées. Ceci me fait tout à fait penser au clivage horizontal de l’image du corps que décrivent G. Haag et ses collaboratrices comme un moment de la phase symbiotique (1995), mais aussi la dissociation de l’image du corps (G. Pankow, 1969).

Lorsqu’elle pénètre dans l’atelier, Elsa observe les modelages présents dans la pièce. Rien n’échappe à son regard qui revient constamment au mien. Alors, elle s’exclame : « Cest magnifique Béatrice! »

Rendez-vous est donc pris pour une première séance la semaine suivante.

En introduction au récit des séances et à l’élaboration de ce travail, je souhaite préciser quelques éléments au sujet de la personnalité d’Elsa.

A relire le matériel clinique sélectionné, celui-ci m’apparaît « remodelé » par effet contre-transférentiel (si Elsa a pu dire qu’elle trouvait « magnifique » ce qu’elle rencontrait, il m’est apparu en retour et en miroir que le dispositif semblait « être fait pour elle »).

Elsa est très lente la plupart du temps, cet élément retentissant peu dans mes observations (mais la matière terre a le pouvoir de la mobiliser).

Par exemple, pour enfiler sa blouse à l’atelier, si je ne l’aide pas (et donc finalement je l’habille, l’enveloppe), elle peut rester avec une moitié de blouse enfilée sur un seul bras ou à l’envers (le haut prenant alors la place du bas, ou le devant celle du derrière dans un mouvement de confusion totale), les bras ballants et le regard perdu au milieu de l’atelier plus de dix minutes (alors qu’elle semble savoir comment le faire), son aspect mal coordonné sur le plan psychomoteur avec cette notion de clivage horizontal de l’image du corps semblant l’en empêcher.

Mais Elsa est étonnante. Dans la relation duelle, elle se révèle consistante, voire « très entière », pertinente et parfois cruelle.

Elsa est dotée d’un humour « tranchant » et très adapté, comme nous le verrons dans les propos qu’elle adresse au thérapeute, mais surtout sa souffrance est très authentique et elle pourra l’exprimer et y trouver une résonance au sein du dispositif.

Elsa est très attachante, quand bien même elle rejoue dans des mouvements abandonniques et destructeurs à tester la permanence du cadre, cherchant à se faire « lâcher par son objet de peur qu’on la lâche», mettant parfois à rude épreuve la patience de l’autre.

Elle est toute aussi éteinte à certains moments, proche alors d’une vie presque « végétative », qu’elle peut se montrer « volcanique » dans ses moments de colère où resurgit son être, mais prise alors aussi dans les méandres de ses conflits très archaïques, essentiellement celui du dégagement de l’objet primaire.

Ainsi, le récit des séances, à le relire, m’apparaît rendre compte d’une jeune fille très vivante, et qui correspond bien à la personnalité d’Elsa. Néanmoins, pour en arriver à ce qui est relaté, nous avons traversé des moments bien plus arides, parfois proches de la catatonie.

Je présente en effet Elsa comme quelqu’un qui a recours au verbal (ce qui n’était pas le cas des autres patients), mais souvent lorsque je la cite, il faut prendre en compte que j’effectue au préalable une « traduction » du message qu’elle tente de m’adresser (car la plupart du temps, Elsa articule très mal). Dans des moments forts de la relation, ou lorsqu’elle est en colère, les mots sont bien articulés et ses dires bien compréhensibles.

Partons maintenant à la rencontre d’Elsa.

Nous condensons le matériel clinique à travers la restitution de 10 séances.