4.4.2.3 Elaboration du cas d’Elsa

Le cas d’Elsa, afin d’être élaboré, mobilise deux champs théoriques. Nous pourrons rattacher son évolution à toutes les étapes décrites précédemment, mais aussi à partir des travaux de G. Pankow (1969, 1981).

Elsa témoigne d’une structure psychotique qui se repère dans l’utilisation qu’elle fait de la matière, mais aussi à travers les caractères de toute-puissance, de destructivité et d’attaque du cadre. Dans l’enchaînement des séances, nous repérons le déroulement suivant : attaque, réparation, séparation entrecoupées de temps de régression mais aussi de jeu.

Nous pouvons aussi repérer à travers ses modelages les mouvements suivants : fusion (un corps ou une tête pour deux), attaque (attaque des contenants en particulier), explosion (séparation impossible, destruction), puis apparition d’un corps total à la dernière séance, séparé de celui du thérapeute et donc individué.

Elsa dépose des images d’elle-même et parfois perd l’espace entre soi et l’objet (une tête pour deux). Les limites corporelles sont fragiles, mais un « fond » solide en étayage sur le cadre et la relation thérapeutique prend forme progressivement, la profondeur est envisageable (jeux avec la barbotine déplacée dans la cuvette, lancer de la boule en l’air). Lorsqu’elle s’intéresse au dedans-dehors des contenants et à leur fond, les volumes (mais de matière pâteuse) apparaissent et le fond est parfois incertain, la matière reste souvent en surface (Elsa ne pétrira ni ne malaxera jamais la terre).

Pour Elsa, il semble y avoir confusion entre son propre corps et l’objet (qu’elle agglutine alors en une seule et même tête qu’elle fait exploser). Les têtes se séparent, il y a une ébauche de construction de l’espace interne, mais alors rien ne lui garantit que ces têtes sont entières et ont résisté à sa destructivité. La relation fusionnelle est certaine (« j’ai envie d’écrabouiller ma tête contre la tienne »), et son dégagement jamais vraiment acquis (si à la dixième séance elle modèle ce qu’elle désigne comme les parties de son corps réunifiées, elle ne malaxe pas la terre et le modelage n’est pas figuratif dans le sens de la représentation d’un bonhomme, le modelage reste plat sur la planchette). Mais le mouvement de coller-décoller devient de plus en plus solide, à travers la possible utilisation de la truelle pour couper, séparer.

Elsa a un contact direct avec la matière (elle s’empare de suite du morceau de terre posé à la périphérie de sa planche), ce que nous repérerons au fil du temps et à partir du travail de groupe relaté antérieurement avec des personnes autistes, comme spécifique de la psychose.

Elsa est dès le début « portée » par l’environnement de l’atelier dont elle éprouve la contenance. Dès la première séance elle a repéré, ressenti le cadre et saisi ce dont il était question. Et surtout dès le début, elle brutalise la matière, elle fusionne. Cette dernière est malléable, contient la violence pulsionnelle de l’attaque, se déforme mais reste intacte.

Soulignons que par rapport au groupe précédent, la relation duelle en face à face avec Elsa crée un effet de séduction (qui pourrait devenir « fascination » et que nous savons par expérience propre à la relation si elle reste trop duelle avec les psychotiques), qui ressort bien dans la manière qu’a Elsa de s’emparer du dispositif et de mettre des mots sur cette première boule de terre modelée par le thérapeute et adressée : « C’est Elsa et Béatrice .» Elle nous fusionne toutes deux en un seul et unique morceau.

Cette boule est pour elle et pour le thérapeute du « moi non-moi », elle contient aussi le dispositif, lieu du transfert également. La boule est un substitut de la relation thérapeutique duelle.

C’est moi, et elle, et ça pourrait aussi être un peu plus, mais cette altérité insupportable est écrasée, remise à plat.

Elsa attaque la boule d’un coup de poing. La matière imprime la violence du geste et se déforme, mais pour ma part je conserve ma capacité à penser. Elsa peut attaquer, manifester et adresser sa destructivité sans risque de rétorsion.

C’est ce qu’elle teste et expérimente dès la première séance.

Elsa présente une dissociation de l’image du corps (telle que l’a théorisée G. Pankow, 1969), qui se traduit par le fait que les parties de son corps ont perdu leur lien avec la totalité. La partie du corps vaut (et est prise) pour le tout. Cette dissociation se manifeste dans la structure du corps vécu. Dans le monde de la psychose, la relation d’une partie du corps à la totalité tend à un acte ou à une représentation de destruction.

La proposition du thérapeute, sous forme d’une boule modelée est une proposition identificatoire qui permet à Elsa de sortir du morcellement et de développer le phantasme d’une tête commune au thérapeute et à elle-même. Le phantasme (Pankow, 1969) est défini comme une image dynamique du corps permettant de situer le désir de l’individu. Le phantasme donne accès à la structure du corps vécu, débouchant sur la dialectique entre partie et totalité. De plus, Pankow souligne que l’image dynamique structurante doit en même temps mener à la reconnaissance des relations interhumaines.

Elsa attaquera cette boule, et à travers celle-ci le cadre et le thérapeute.

Mais la matière résiste en se déformant, rien n’est détruit, et Elsa en fait l’expérience.

Ceci la mènera ensuite à l’expérience des différents états de la matière, qui lui permettra plus tard de différencier elle-même ses états émotionnels.

Lorsqu’elle d’une main, elle tape en rythme la boule séchée sur la planchette alors que l’autre trempe dans le bol de barbotine, Elsa fait peut-être l’expérience du rythme qui s’instaure entre fusion et défusion, rythme du premier contenant (Haag, 1996).

A la troisième séance, selon ses termes, Elsa se « met dans la boue .» Elle y retrouverait là une première enveloppe corporelle (qui nous évoque tour à tour un bain de boue mais aussi une petite fille qui construit des châteaux de sable au bord de la mer), première délimitation à travers la matière molle entre un dedans et un dehors.

Le thérapeute, par sa présence, lui garantit qu’elle ne va pas se noyer dans cette boue et que celle-ci ne l’attaquera pas en retour sur un mode sadique-anal (Elsa me dit, alors que je tente de réguler l’excitation du jeu : « T’as raison, je me fais plaisir mais je voudrais pas me salir. »)

Après cette première enveloppe, à la séance suivante Elsa peut jouer avec la boule, à travers un jeu de lancer dans l’espace. Elle joue même « seule en ma présence » (Winnicott), elle s’approprie l’espace de l’atelier qui se dessine au fil des séances comme un espace interne habitable et protégé.

Puis vient la séance au cours de laquelle Elsa me fait part de ses angoisses du vide, de l’accident, de « tomber en bas et ne plus jamais remonter », elle attaque le cadre et me demande indirectement de lui confirmer la permanence de ce dernier et ainsi la constance de ma fonction soignante à son égard.

C’est cette séance qui nous mènera ensuite à une première séparation possible à travers la matière et la demande d’Elsa : comment couper ?

Il y aura selon nous deux temps à cette première séparation corporelle qui se joue à travers la matière.

Elsa m’accuse tout d’abord de vouloir la voir « se couper un doigt » (image d’une castration violente, sur le mode de l’amputation d’une partie de son corps). Puis elle expérimente qu’il est possible de couper la matière, sans « rien perdre » du côté de son corps et de mon attention. Le thérapeute et le cadre restent intacts.

Cette première expérience de séparation, à travers la matière, donnera lieu à un nouveau jeu de défi adressé au thérapeute : ces morceaux pourraient être des « bouts de caca », qu’elle regroupe néanmoins à l’intérieur « du pot. » Cette première tentative de séparation (d’un bout de soi), sur le mode du jeu est une première individuation.

Elle donnera lieu ensuite à la constitution d’une enveloppe psychique capable d’assurer à Elsa la permanence du cadre, mais aussi et surtout de réunifier les parties de son corps à travers la matière (dernier modelage non figuratif mais qui lui permet de verbaliser : «  C’est moi, mes pieds, mon ventre, ma zézette, mes yeux et ma bouche. »)

Certes, il s’agit de parties du corps énoncées mais encore mal réunifiées dans une totalité. Mais les parties du corps désignées ne sont pas anodines (le ventre, les yeux, la bouche, la « zézette ».) Il s’agirait d’une première construction, première délimitation et représentation des organes qui commencent à se réunifier et se lier dans l’image d’une totalité.

Lors de la dernière séance présentée, il s’agit bien de donner à Elsa à l’intérieur du dispositif des sensations corporelles tactiles et autres qui la limitent dans son « monde magique », pour l’amener à une reconnaissance des limites de son corps.

Il nous faut accepter de ne pas pouvoir aller plus loin pour le moment à partir du cas d’Elsa.

En effet, je profite de cette occasion de la rentrée pour proposer à Elsa d’intégrer un groupe terre qui sera animé par un éducateur et moi-même. Je craignais qu’Elsa manifeste quelques réticences à l’annonce de ce nouveau dispositif (nous poursuivons le travail entrepris, mais je lui impose de sortir de notre fusion pour introduire un homme dans le cadre, et d’autres personnes membres d’un groupe). Elsa a été surprenante (comme toujours), et était peut-être déjà « prête » à cette première séparation, car elle me répondit que non seulement elle était tout à fait d’accord pour poursuivre sur un autre mode, mais surtout elle m’a dit (toujours avec son air « d’être ailleurs ») : « La terre ? Ca m’aide, tu m’as appris à couper ! » Elle est visiblement très enjouée par ce nouveau projet de groupe, lequel n’a pas encore débuté, mais commencera dans quelques semaines...

Il nous faut alors, à notre tour maintenant, « couper » avec cette recherche et les éléments mis en avant pour pouvoir avancer plus loin.

Le choix d’exposer, malgré tout le cas d’Elsa fut difficile.

Non que celui-ci ne soit pas intéressant, bien au contraire (il était même « un peu trop séduisant.»)

Travailler sur du matériel clinique très récent permet difficilement une distance propre à l’élaboration (en référence au travail de groupe dont il a été question plus avant, il m’aura fallu plusieurs mois après la fin du groupe pour penser celui-ci).

Mais la tentation était grande. Le cas d’Elsa, s’il me donnait l’envie et l’énergie de poursuivre avec ce médium particulier, me permettait de mettre non pas un point final, mais s’inscrivait comme un point d’aboutissement à ce qui s’était déroulé et avait été repéré et mis en travail dans le cadre de cette recherche. Elsa amène de nouvelles questions, mais qui ne peuvent pas être traitées ici, car il nous faut terminer, et je trouve que son cas était une manière satisfaisante de ponctuer cette recherche.

A travers un effet contre-transférentiel, il m’apparaît qu’Elsa m’aide à son tour dans ce cheminement, et me donne l’impulsion nécessaire à la rédaction des conclusions de ce travail.