5.1. Le groupe archaïque : des tentacules de la psychose au processus d’individuation

Nous souhaitons enfin aborder une caractéristique ayant trait à la pratique des médiations en groupe. C’est ce que B. Chouvier (2007) développe à travers le concept d’objet uniclivé .

Il met en avant que dans les groupes d’enfants limites, l’objet (au sens psychanalytique) est partiel et clivé ou attaqué et détruit. La restauration de l’objet passe par le médiateur comme vecteur potentiel de subjectivation.

L’objet médiateur est à utiliser et à faire travailler dans le sens d’une remise en perspective interinstancielle. Les mécanismes psychiques mobilisés peuvent se comprendre en termes de conjonction et de disjonction.

Mettre au travail cette complémentarité paradoxale ouvre la voie à la symbolisation. Le modelage, la peinture ou le collage collectif créés sont à la fois des réalisations qui rendent présente l’unité conquise de l’objet primaire et des témoignages vivants de la période antérieure du clivage. Le moment clé de l’unification objectale est travaillé symboliquement par la création groupale qui, peu à peu, prend forme et sens en une globalité réunifiée dans une même matière et dans un même lieu.

Mais le plus important à signifier à ce niveau, c’est la persistance active, au sein même de la production du groupe, des états antérieurs. La destructivité et l’attaque, l’idéalisation et la perfection sont contenues à l’intérieur de ce qui est créé, comme des moments constitutifs et comme des stigmates de ce qui est en train d’être dépassé. Le processus psychique qui caractérise la position dépressive selon Melanie Klein est ici externalisé et mis au travail au sein du processus groupal de création. La résultante concrète de la démarche apparaît parfois rapidement, parfois au bout de longues et difficiles séances marquées par une destructivité massive, où les thérapeutes n’ont d’autre alternative que de tenir : soutenir, contenir et maintenir aussi bien la psyché des participants que le dispositif groupal lui-même. Ce moment correspond à une coprésence du clivage et de l’unité objectale. L’objet est là à la fois uni et clivé dans l’objet médiateur, produit et créé groupalement.

B. Chouvier propose d’appeler ce type de production groupale un objet uniclivé , c’est-à-dire une réalisation commune qui ouvre au dépassement du clivage par sa concrétisation unificatrice.

Il souligne :

‘« Malgré les oppositions et les antagonismes, l’unification de l’objet est devenue un fait tangible, réel, perceptible dans le résultat concret du travail de création, et qui peut dès lors être introjecté par chacun des membres du groupe à leur propre rythme, dans la mesure même où cet objet médiateur constitue l’objet manifeste qui marque une phase groupale décisive. Au bout du compte, l’ambivalence se fait jour et donne un sens nouveau à l’objet pris dans sa totalité. L’ambivalence va pouvoir prendre corps dans le transfert groupal, à partir des productions qui apparaissent après le moment charnière de l’objet uniclivé.»’

Quelle transition et exemple avec le groupe ?

On retrouve dans les productions des sujets du groupe la trace de représentants archaïques (représentant d’un mode de relation au monde), qui correspondent à des points de fixation survenus à une période très précoce de la vie, comme le pictogramme (Aulagnier, 1975).

Pour ce point de fixation issu de l’activité originaire du psychisme, ou pictogramme, nous avons constaté, dans le rapport du sujet au groupe et à la matière, une influence de cet ensemble, fonctionnant comme une zone complémentaire sur le sujet, ainsi qu’une préséance du registre autosensuel sur le registre interrelationnel. La problématique corporelle est marquée par l’inscription d’un informe (vécu en terme d’image du corps), par le besoin d’un objet métonymique pour faire vivre le groupe, et enfin par une dynamique pulsionnelle marquée par des effets tourbillonnaires, essentiellement centrifuges (Louise et la barbotine).

D’autres traces de ces représentants archaïques se retrouvent, comme les représentants spatiaux et architecturaux (G. Haag, 1998), qui correspondent à une position défensive marquée par la recherche d’appuis sur les éléments du cadre proposé. Cette étape correspond à la nécessité sur le plan auto-représentationnel d’une construction de limites internes/externes pour éviter de se perdre dans un fond sans fin, une nécessité constante de se reconstruire une cuirasse, une défense face au groupe externe, une nécessité de durcissement de la surface corporelle.

L’utilisation de l’objet (essentiellement non vivant), est une étape nécessaire pour une construction concomitante ou ultérieure d’une « charpente interne » (Houzel, 1985). Le cas de Boris l’illustre bien.

Le groupe tente ensuite d’instaurer ou de restaurer un contenant, une peau psychique convenable. Mais la formation du contenant peau dans le groupe archaïque passe par un va et vient contenant/contenu à travers des clivages précoces. A partir de la peau symbiotique groupale, le sujet pourrait fabriquer sa propre peau psychique.

Il faudra que le groupe archaïque, qui fonctionne parfois au début selon des modalités défensives d’exclusion et de clivage (nous devrons faire l’expérience de « ne pas être un groupe en étant groupés» comme nous l’avons souligné à l’étape du groupe éthéré), s’incarne peu à peu, à partir du médium et de la manière dont chaque membre du groupe (avec les particularités des enveloppes psychiques individuelles tantôt très poreuses, tantôt très rigides, ou mal différenciée) et prenne forme. Ceci ne peut se faire qu’au fur et à mesure que le médium malléable se « laisse travailler » dans la direction que les patients veulent bien lui donner, et que les enveloppes psychiques des thérapeutes bordent et « brodent » cet espace en apparence si hétérogène.

La constitution progressive de l’enveloppe psychique groupale débute avec l’étape du double feuillet indifférencié, temps nécessaire de « l’être pareil », de l’identique. Les productions en terre sont à ce titre des « images autochtones du phénomène peau » au travail dans et par le groupe (G. Haag, année ?)

Il faudra un temps de « mélange des ingrédients du groupe » pour « sortir de la gadoue », de cette boue originaire, afin qu’en advienne, à partir des chaînes associatives groupales et du rapport de chaque patient au médium malléable, une forme plus viable et propice à la « représentance ».

Le « pôle mou » et le « pôle dur » sont représentés en alternance dans le groupe, lequel oscille entre des formes témoignant de l’isomorphie, ou de l’homomorphie ( Kaës).

En analogie avec les différents états de la matière et de l’utilisation que les sujets du groupe en font, l’appareil psychique groupal se construit soit sur un mode autosensuel et autoréférencé, soit sur un mode plus intermédiaire, marquant une pulsion d’emprise centrifuge et plus périphérique, les sujets ayant besoin de maîtriser un dehors angoissant, de façon à s’en faire un dedans.

Dans les deux cas, il y a utilisation du feuillet externe (pare-excitateur) de l’enveloppe psychique, à des fins défensives. Dans le pôle mou, il s’agit de laisser pénétrer la matière psychique externe en la rendant malléable. Dans le pôle dur, le processus consiste au contraire à renforcer le feuillet. Chacun aurait-il pour but de chercher à créer une forme primaire d’illusion groupale (Anzieu, 1975) ?

C’est Paul qui permettra l’établissement de cette dernière. Les formes sensorielles de Paul apparaissent bel et bien non seulement comme un résidu métonymique du groupe, mais elles contiennent toutes les autres formes produites jusqu’alors.

Sans la barbotine de Louise, sans la mise à la bouche par Samuel des boulettes confectionnées à son égard par le thérapeute, sans les morceaux émiettés-agglutinés d’Ernesto, sans les boudins morcelés de Maria, sans les jets de matière dans l’espace du groupe par Boris, ces formes propres à Paul auraient-elles pu ainsi se déployer et témoigner de ce temps de construction ?

Si l’on pense ces processus qui ont trait à la symbolisation sur un mode diachronique, nous pouvons les appareiller les uns aux autres sur le mode d’une continuité, d’un développement chronologique. Chacun des membres du groupe met en forme à partir du dispositif une expérience douloureuse appartenant à un temps très précoce du développement et enfouie, qui se trouve alors réactivée. Le travail du médium malléable et celui propre au groupe permettent de lier entre elles ces expériences agonistiques pour en faire « une histoire », tisser une trame symbolique. Cette histoire deviendrait celle du groupe.

Parfois, nous avons pensé que si nous envisagions, sans savoir qu’il s’agissait d’individus différents, l’enchaînement des formes, elles pourraient représenter le parcours évolutif d’une seule et même personne. Est-ce le travail de rassemblement de la matière et de sa mise en forme auquel Paul opère, ou bien l’effet des processus propres au travail groupal qui nous laisse imaginer cette représentation de la progression d’un individu avec « un corps entier » (« le corps reconnu » de Pankow), enfin dégagé et séparé de son objet ?

Les processus s’intriquent et s’emboîtent dans un lien de continuité, mais aussi de contiguïté. La dernière forme de Paul en témoigne (elle réunit dans une simultanéité toutes les autres et nous permet de penser la continuité de leur déroulement, à partir de la simultanéité de l’apparition des formes au sein du groupe).

Le titre de cette première sous-partie mentionne les « tentacules » de la psychose.» Nous avons choisi de désigner ainsi le risque encouru au sein du groupe archaïque de nous laisser parfois « rattraper » par des mécanismes défensifs qui ont pour but de brouiller, à la manière d’un « objet confusionnel » (Ciccone et Lhopital, 1991) l’appréhension d’un non-Moi terrifiant.

L’adhésivité est un temps particulier du développement, et nous en ferons (à partir du lien qui s’établit en cothérapie), des formes sujettes à des passages dedans-dehors, de décollement, qui se dessineront de plus en plus.

En revanche, le contre-transfert n’est pas du tout le même lorsqu’il s’agit d’états psychotiques dont font preuve quelques sujets du groupe (en particulier Maria). S’il n’était ni tentant ni salvateur de risquer de ne plus penser, la force de destructivité et de l’attaque des liens risquaient de nous ramener de nouveau à un « être ensemble sans y être », dénué et « dépouillé » de tout affect, sorte de « no man’s land partagé », dont l’aridité et la rigidité nous rendaient identiques...

La dénomination « tentaculaire » dans le titre de cette sous-partie fait référence à l’image (proposée par S. Freud) de l’amibe, qui envoie ses pseudopodes pour se reproduire à l’infini, sur un mode identique. C’est aussi l’image fractale évoquée antérieurement (F. Perez, 2001).

Les « tentacules » du groupe dans son versant archaïque sont aussi celles de l’objet primaire, lorsque dans la psychose il semble toujours prêt à ramener en son sein les velléités de séparation.

La tentation serait alors celle d’un retour « in utero », pour ne plus penser, tant ces mécanismes archaïques défient les frontières individuelles entre les êtres, annulent tout espace de manque et possibilité de se différencier.

La psychose « parasite », sans franchement faire effraction, mais elle vient, par l’intermédiaire de l’identification projective, se « nicher » dans l’intériorité de l’autre.