6.3.2 Enfance

6.3.2.1 La famille

La mère de Camille Claudel, Louise Athanaïse Cerveaux, vit une existence jalonnée par les décès familiaux, entre autres celui de sa propre mère à l’âge de trois ans, et aussi plus tard celui de son premier-né, Charles-Henri, quinze jours après la naissance. Camille naîtra seize mois après le décès de ce frère.

Louise Athanaïse donnera à son deuxième fils le prénom de son frère mort (Paul, ce fils est celui qui deviendra le célèbre écrivain).

Selon Paul Claudel, sa mère était :

‘« [...] le contraire d’une femme du monde, d’un bout de la journée à l’autre en train de coudre, de tailler des vêtements, faire la cuisine, s’occuper du jardin, des lapins, des poules ; pas un moment pour penser à elle ni énormément aux autres, hors de la famille.
[...] Douceur, gentillesse, suavité [...], ces manières n’étaient pas en usage à la maison. Notre mère ne nous embrassait jamais. 66 »’

La mère est décrite dans les biographies comme une femme maussade, sans aucune prétention.

Comme tant de bourgeoises de cette époque, elle avait une idée rigoureuse du devoir qui la poussait à s’occuper continuellement dans la maison ou au jardin et à éviter les distractions plus joyeuses. Dénuée de tolérance, elle manquait aussi apparemment de curiosité intellectuelle. En tant que mère, elle appréciait le conformisme de Louise, sa fille cadette, mais elle ne comprit jamais le génie de Camille et de Paul.

Le père, Louis-Prosper Claudel, orphelin de père à l’âge de trois ans, après des études brillantes, intégrera l’administration des finances. Affecté à différents postes, il se retrouvera à Fère en Tardenois comme receveur de l’enregistrement, où il prendra place dans le cortège des notables locaux.

De son mariage en 1862 à trente six ans (il a quinze années de plus que sa femme), naîtront quatre enfants : Charles-Henri, Camille (née le 8 décembre 1864), Louise Jeanne et Paul (6 août 1868).

Paul Claudelbrossera le tableau suivant de son père :

‘« [...] une espèce de montagnard nerveux, ironique, amer [...] insociable et fier. 67 »’

Néanmoins, toujours selon Paul Claudel :

‘« [...] il avait pour ses enfants de grandes ambitions. Il rêvait d’une Camille s’illustrant dans la sculpture, d’une Louise virtuose du piano, et moi, Paul, il m’imaginait normalien, professeur en Sorbonne. »’

Camille était beaucoup plus proche de son père. Comme elle, Louis-Prosper est décrit imaginatif, prompt à s’emporter, et doté d’un humour sarcastique. Par son appartenance à la bourgeoisie masculine, il avait reçu une éducation solide dans un collège de Jésuites et acquis une riche bibliothèque, dont les auteurs laissent à penser que Louis-Prosper était un grand humaniste. Cet homme conservateur et frugal comprenait les rêves de ses enfants et devint une force incontournable derrière leurs succès artistiques.

Pour eux, il acceptera de se séparer de sa famille et de faire face non seulement à de fortes dépenses, mais aussi à la réprobation sociale. Pour Camille, il fut le plus libéral des pères et resta son plus fervent allié jusqu’à sa mort en 1913. En effet, toute sa vie Camille sera assaillie par des problèmes d’argent. Son père, qui a toujours été convaincu du génie de ses enfants, lui en enverra régulièrement.

Il semble bien qu’il y ait du côté du père un véritable sacrifice, qui questionne d’ailleurs sur l’entente du couple parental, la mère faisant penser à la description faite par Sami Ali de la mère présente-absente, c’est-à-dire d’une mère qui est présente dans la réalité du quotidien, dans l’agir, qui s’occupe de toutes les tâches familiales, mais qui est absente émotionnellement pour ses enfants et pour son mari.

Celui-ci, malgré une vive sensibilité, ne sera pas plus capable d’un partage émotionnel direct, et privilégiera l’activité artistique de ses enfants peut-être, mais en sacrifiant sa fonction paternelle. Il tentera néanmoins de soutenir Camille, jusqu’au moment où l’autoritarisme de la mère sera le plus fort. Ceci nous donne l’impression d’un balancement de Camille de l’un à l’autre. Au final, la parole du père ne pourra pas soutenir sa fille. On se trouve là dans une défaillance de la fonction paternelle.

Camille et sa mère formaient par contre un contraste surprenant : leur apparence, leur personnalité, leur comportement, tout les opposait.

Paul Claudel mentionne dans ses écrits au sujet de Camille :

‘« Le front superbe, surplombant des yeux magnifiques, de ce bleu foncé si rare à rencontrer ailleurs que dans les romans..., cette grande bouche plus fière encore que sensuelle, cette puissante touffe de cheveux châtains, le vrai châtain que les Anglais nomment auburn, qui lui tombait jusqu’aux reins. Un air impressionnant de courage, de franchise, de supériorité, de gaieté. Quelqu’un qui a reçu beaucoup. 68 » ’

Paul oubliait de mentionner que sa sœur boitait légèrement (de la jambe droite, suite à une poliomyélite contractée à l’âge de cinq ans) et que cette petite imperfection l’avait d’autant plus incitée à chercher la perfection dans son art.

Les portraits psychologiques dressés de Camille révèlent aussi une fierté ardente, même de l’arrogance. Camille pouvait être imprévisible avec son entourage. Très impulsive, elle s’emportait facilement, parfois violemment. Paul fit allusion à sa « violence effroyable de caractère » et à « l’ascendant souvent cruel » qu’elle exerça sur son enfance.

C’est ainsi que la jalousie de sa sœur Louise, prendra bien plus tard pour Camille une tournure folle : Louise sera désignée dans le délire de Camille comme complice du persécuteur Rodin, accusée d’avoir fait alliance « scellée de baisers sur la bouche » avec lui pour la dépouiller de son œuvre et la déposséder de son héritage

La petite fille de Paul, Reine-Marie Parisécrira :

‘« Camille s’affrontera d’emblée avec sa mère et sa sœur cadette de deux ans, Louise, la préférée de sa mère, formant au sein de la famille un clan des Louise qui ne se séparèrent jamais. 69 »’

Avec son frère Paul, la relation est complexe. Une complicité les lie depuis le plus jeune âge, même si Camille exerce sur lui « un ascendant cruel. » A l’audace de Camille qui défie son milieu par la pratique d’un art réservé aux hommes et par sa relation avec Rodin, Paul, en plus de son métier de diplomate qui l’amènera à voyager à travers le monde, oppose une conversion religieuse et se consacre au théâtre et à la poésie où, paradoxalement, l’image de Camille est sans cesse présente.

On peut certainement penser que Paul et Camille aient eu une relation d’allure incestuelle. S’il l’abandonnera à son triste sort d’internée, Paul sera toujours fasciné par sa sœur.

Camille de son côté l’a admiré et aidé socialement. Les différents départs de Paul pour l’étranger furent pour Camille des pertes d’appui décisives.

Notes
66.

CLAUDEL, P. (1954) Mémoires improvisées, Paris, Gallimard.

67.

Ibid.

68.

CLAUDEL, P. (1965), « Ma soeur Camille », in PARIS R-M (1984), Camille Claudel, Paris, Gallimard.

69.

PARIS R-M. (1984), Camille Claudel, Paris, Gallimard.