6.3.2.2 La glaise : rencontre avec la matière

A douze ans, Camille découvre vraiment la sculpture, essentiellement pratiquée par les hommes à cette époque.

Tout débute à Villeneuve sur-Fère où la famille vivra quelques années. Malgré une série de déménagements imposés par les fonctions de Monsieur Claudel, la famille passait les étés à Villeneuve et finit par hériter de la confortable maison qui appartenait au père de Louise Athanaïse. Pour les enfants, et pour Camille en particulier, Villeneuve demeurera non seulement une maison de vacances, mais surtout un milieu de stabilité.

Pour la petite Camille, le trésor de ce lieu était la riche argile rouge que les ouvriers transformaient en tuiles. Le grand-père de Camille avait fait construire dans sa propriété un four capable de contenir 25000 tuiles. Evidemment, la petite fille se moquait bien des tuiles, mais elle constatait qu’on pouvait modeler l’argile pour en faire des formes fascinantes qui, si on les mettait au four, devenaient permanentes. Camille en fit d’abord des jeux, mais assez vite des créations plus sérieuses. Comme le souligne le journaliste Mathias Morhardt, qui deviendra l’ami protecteur et le premier biographe de Camille, elle développa « une passion véhémente... qu’elle impose despotiquement autour d’elle » 70.

Elle n’hésitait alors pas à enrôler comme assistants les gens imprudents qui se trouvaient près d’elle, généralement son frère ou sa sœur, et quand las de ces jeux ils parvenaient à s’échapper, elle se tournait vers les servantes.

Les paysages alentours (grottes, rochers) où elle allait galoper en compagnie de Paul, devinrent aussi d’étranges sculptures naturelles qui furent les premiers exemples d’un art qui allait l’absorber tout entière. Le rocher du Géyn (dont la forme nous a de manière stupéfiante rappelé la forme conglomérat du patient de notre étude dénommé Paul), inspirera Camille.

En grandissant, elle enrichit sa production artistique en s’aidant de gravures anciennes et de modèles anatomiques. Elle créa ainsi des personnages antiques tels qu’Œdipe et Antigone ou des figures historiques comme Napoléon et Bismarck. Mathias Morhardt put voir la dernière pièce de ces premiers essais : une sculpture de David et Goliath faite lorsqu’elle avait treize ans. Il en admira la fougue romantique, exprimée surtout par le geste victorieux de David et la « robustesse de ses muscles noueux »71.

Cette œuvre attira surtout l’attention du statuaire Alfred Boucher, dont la rencontre sera décisive pour la carrière future de Camille (c’est aussi celui qui lui fera rencontrer Rodin), lorsque la famille Claudel emménagea à Nogent sur Seine en 1876.

Ce que Boucher vit dans l’atelier de Camille fut suffisamment impressionnant pour qu’il décide de donner des leçons à une jeune fille apparemment très douée.

Parallèlement, Camille et son frère suivent l’enseignement d’un professeur, Monsieur Colin, engagé pour donner des leçons aux enfants Claudel, et sous sa direction, elle pourra aller bien au-delà de l’éducation médiocre généralement réservée aux femmes à cette époque. Camille aime lire, et les lectures qu’elle fit alors la menèrent à questionner les valeurs sociales de la bourgeoisie et à rejeter les croyances religieuses établies.

Malgré les rapides progrès sous la supervision d’Alfred Boucher et de Monsieur Colin, Camille faisait face à une limitation majeure à Nogent : la difficulté pour les femmes d’acquérir une formation artistique solide.

Par exemple, la réussite d’un tableau ou d’une sculpture de nu était la preuve de la compétence d’un artiste. En interdisant aux femmes l’accès au modèle vivant nu, la société leur refusait la possibilité de devenir de véritables artistes.

Heureusement, on trouvait à Paris diverses écoles privées et des ateliers d’artistes où les femmes pouvaient outre faire des études solides, accéder au nu.

Alfred Boucher et Colin savaient qu’il fallait trouver le moyen d’envoyer Camille à Paris.

Dans Mémoires improvisées, Paul Claudel écrira :

‘« Et puis s’est produit le cataclysme dans la famille. Ma sœur trouvant qu’elle avait une vocation de grande artiste (ce qui était malheureusement vrai), ayant découvert de la terre glaise, elle avait commencé à faire de petites statues qui ont frappé Alfred Boucher le statuaire. Alors ma sœur, qui avait une volonté terrible, a réussi à entraîner toute la famille à Paris, elle, voulant faire de la sculpture, [...], enfin bref la famille s’est séparée en deux : mon père est resté à Wassy, et nous, nous sommes allés à Paris, boulevard Montparnasse, où nous nous sommes installés. 72 » ’

Madame Claudel déménagea donc à contrecœur à Paris et Camille, qui n’avait alors pas tout à fait dix-sept ans, commença ses études à l’académie Colarossi.

Chez Colarossi, les hommes et les femmes payaient le même prix (ce qui était loin d’être le cas ailleurs), et les femmes pouvaient avoir accès au modèle vivant nu.

Boulevard Montparnasse où logeaient la mère et ses trois enfants, Camille décide de transformer en atelier la chambre de la fidèle servante qui avait suivi la famille, envoyant la pauvre fille vivre dans le grenier, laquelle atterrée rendra son tablier.

Quelques mois après, Camille trouva un atelier qui lui plut rue Notre-Dame-des-Champs. Deux autres femmes artistes y rejoignirent Camille, ce qui lui permit de partager le loyer et le coût du modèle. Alfred Boucher continuait de donner gratuitement des leçons à Camille et à ses deux amies, et venait les voir une à deux fois par semaine. Il se montrera de plus en plus impressionné par le travail de la jeune Camille.

L’aide de Boucher se terminera lorsqu’il gagnera le grand prix du Salon en 1881 et quittera Paris pour Florence un an plus tard. Avant son départ, cependant, il demandera à son ami Auguste Rodin de prendre sa place à l’atelier Notre-Dame-des-Champs, et c’est ainsi qu’en 1882, Auguste Rodin entrera dans la vie de Camille.

Notes
70.

MORHARDT, M. (1898), Mademoiselle Camille Claudel, Mercure de France, p. 708-755.

71.

Op. cit.

72.

CLAUDEL P. Op. cit.