6.3.4 La rupture et l’Age mûr

En 1893, Camille et Rodin quittent leur atelier, lieu de rendez-vous amoureux. Camille loue un appartement avenue La Bourdonnais.

Elle a déjà exposé plusieurs fois, elle est reconnue comme la talentueuse et prometteuse élève du grand sculpteur, ce que lui reproche d’ailleurs son frère. Elle tentera alors de s’affranchir délibérément de l’emprise du maître.

Toute une série d’œuvres s’amorcent et convergent vers ce qui sera l’Age mûr. Il y eut deux versions de l’âge mûr. La première, en plâtre, est ainsi décrite par Reine-Marie Paris et Arnaud de la Chapelle :

‘« L’homme en position centrale domine les deux femmes, et ses deux immenses bras les couvrent comme deux branches, de cet arbre de la fatalité qui est lui-même. La vieillesse est représentée debout en sosie de Clotho sans chevelure. La jeunesse à genoux mais encore droite n’est pas séparée de l’homme, dont elle garde la main. 73» ’

Pendant deux ans une seconde version s’élabore. Dans celle-ci, l’homme s’est séparé de la jeunesse, et la vieillesse l’entraîne dans son redoutable envol.

Cette scène triangulaire présente l’acte du déchirement en Camille. C’est parce qu’il y a du passionnel qu’il va y avoir acte de déchirement.

Cette sculpture donne à voir la résonance entre la situation réelle Auguste Rodin-Rose Beuret et Camille Claudel, mais aussi et surtout le lien père-mère-fille, où l’homme, tiraillé entre la femme et la fille, finit par se délier de cette dernière.

La jeune femme de l’œuvre, en déséquilibre, est comme suspendue au détachement qui vient de se créer.

La commande de la traduction en bronze de cette œuvre, après avoir été promise par l’Etat sera supprimée d’une manière totalement inattendue (elle constituerait une atteinte à la vie privée de Rodin), et pendant des années, Camille s’obstinera à réclamer la commande de l’État pour le fondre en bronze.

Cette œuvre marqua l’entrée de Camille dans le délire de persécution et le début du déclin de son activité artistique.

Selon Marie Magdeleine Lessana :

‘« La facture artistique du scénario devait avoir une fonction déclarative et contre-persécutive. En produisant dans le plâtre une interprétation de la scène qui la persécute, Camille tentait de parer au risque de la persécution qui s’amorçait : en serrant dans la matière fabriquée le dispositif à trois, l’œuvre retient l’acte en s’y substituant, en quelque sorte. Ce devait être, pensons-nous, une œuvre de franchissement. Mais le geste artistique en jeu dans cette œuvre-là ne pouvait pas rester en suspend, il ne devait pas flotter, il devait être tenu jusqu’au bout, c’est-à-dire aboutir à son public anonyme. L’œuvre ayant été reçue comme un message personnel de haine, fut interrompue sur son parcours de publication. Elle fut détournée et retournée à l’envoyeur. Ainsi, par le ricochet de l’annulation, l’œuvre a pris valeur de passage à l’acte. 74 »’

Cette œuvre marqua l’entrée de Camille dans le délire de persécution et le début du déclin de son activité artistique.

Dans le même temps, Camille avait achevé la sculpture de La Valse, représentant l’emportement d’un couple amoureux, dans une danse aérienne défiant la pesanteur. Le personnage féminin en déséquilibre est maintenu par le personnage masculin dans le mouvement même de la danse. Mais le déséquilibre est déjà là.

Si certains y ont vu une représentation de Camille Claudel et Rodin, d’autres de Camille et Claude Debussy, nous émettons l’hypothèse qu’il pourrait s’agir d’une représentation de Camille et du père. Ce dernier soutiendrait dans un mouvement œdipien sa fille déjà en position de déséquilibre. Ceci nous permettrait de comprendre alors la suite des œuvres comme la mise en scène du déséquilibre psychique, traduction du sentiment de la perte d’identité chez Camille.

Si l’Age mûr a souvent été comparé à la triade Camille Claudel-Auguste Rodin-Rose Beuret, comme nous l’avons souligné, la sculpture traduirait aussi une triangulation impossible Camille-Père-Mère, montrant une Camille implorante et enceinte.

Nous pouvons nous questionner sur cet enfant impossible, avorté, comme une possible tentative de donner à la mère un enfant.

Concernant Camille Claudel, il pourrait être aussi remplacement du premier enfant mort de la mère, à travers un désir de réparation de celle-ci, mais aussi peut-être une identification à cet enfant mort, l’enfant chéri de la mère. Car derrière l’homme de l’Age mûr, il y a la vieille femme, Clotho.

Selon Henry Asselin, à partir de 1906, Camille détruisait systématiquement et chaque été, à coups de marteau, les œuvres de l’année, puis enterrait les débris. Elle mettait ensuite la clé sous le paillasson et disparaissait pendant de longs mois sans laisser d’adresse.

Camille évoquait alors la « bande à Rodin », qui manipulerait tous ceux qui sont en contact avec elle : sa concierge, les collectionneurs... Il lui ferait, selon elle, « une guerre acharnée ». Le ton de ses lettres est de plus en plus incisif, violent et ironique.

Elle exige de l’argent de son marchand, sinon elle va « disparaître dans un cataclysme » : elle a reçu une facture qui « menace de l’engloutir tout entière. » Dans ce style qu’elle qualifie elle-même de « littérature exubérante », elle déverse sa rage sur « le premier qui se trouve à sa portée », (c’est-à-dire plutôt Rodin que sa mère), tels sont ses propres termes.

En 1909, Camille Claudel vit seule à Paris, démunie et dans la peur.

Les persécuteurs seront Rodin et sa sœur Louise, la persécution par Rodin protégeant jusqu’au bout Camille d’avoir à accuser sa mère. L’élément majeur est l’impossibilité pour Camille d’affronter sa mère en face.

Notes
73.

PARIS R-M. Op. cit.

74.

LESSANA M-M. (2000), Entre mère et fille : un ravage, Paris, Pauvert.