6.3.5 La mère « Méduse »

Revenons sur la relation de Camille à sa mère durant son enfance. Toutes les biographies nous parlent d’une mère froide, encore en deuil au moment de la naissance de Camille, certainement dépressive, ou luttant contre la dépression, « mère-morte » au sens de A. Green, c’est-à-dire incapable d’investir affectivement son enfant tant elle devait être prise par sa propre douleur interne.

Il semblerait que les ruptures successives qu’à vécu Camille au moment de l’Age Mûr, c’est-à-dire l’avortement, la rupture avec Rodin, celle d’avec les parents, le départ de Paul Claudel à l’étranger, la rupture du contrat de commande de l’État, aient provoqué sa décompensation, ces ruptures successives venant réactiver une première rupture insupportable et traumatique pour Camille.

Cette rupture première, concernant la mère et datant des premiers mois de la vie de Camille était resté clivée tout ce temps, grâce au rôle secondaire mais néanmoins étayant joué par la relation au père.

La relation de Camille à sa mère peut faire penser qu’il y a eu, dans la vie psychique de Camille, un échec dans l’établissement d’un objet interne tel que D. Meltzer (1967)l’a décrit sous la terminologie de sein-toilettes, c’est-à-dire d’un objet interne dans lequel le sujet puisse évacuer l’excès intolérable de sa souffrance psychique manifeste et surtout latente. La fonction du sein-toilettes consiste à contenir la projection de la souffrance psychique du bébé, à l’origine du besoin d’un objet externe accueillant et contenant.

Selon Jean Bégoin (1997) :

‘« Cet objet interne doit posséder les capacités d’absorber et de contenir l’excès de la souffrance essentiellement dépressive, dont l’impact brut serait mortel.75 » ’

Cet objet interne, peut-être absent ou défaillant chez Camille, pourrait expliquer la destruction systématique qu’elle opérera à la fin de sa carrière sur ses œuvres à chaque frustration.

Si l’on suit Bion, les modes auditifs, visuels, tactiles, olfactifs et gustatifs de la relation à la mère sont en même temps investis comme autant de points d’ancrage à l’objet et à son rôle psychique primaire de contenant.

Ce seront aussi les points d’ancrage des processus de symbolisation comme nous l’avons souligné à travers notre travail de recherche.

Cette sécurité de base qui manquait à Camille Claudel a fait que tout événement douloureux pouvait menacer son équilibre, et c’est ce qu’elle traduisait peut-être, dans le déséquilibre spatial de ses personnages.

De plus, si le personnage de Clotho constitue une représentation maternelle, on peut s’interroger sur « l’investissement esthétique de l’objet », au sens de D.Meltzer, c’est-à-dire l’investissement de la beauté de la rencontre, où le bon objet devient aussi le beau, investissement qui fonde le plaisir de vivre.

Or nous avons vu que Clotho est plutôt une figure de la mort. Lorsque les conditions d’environnement ne sont pas suffisamment favorables, l’aspect esthétique de l’amour primaire mutuel ne peut pas être créé.

Selon Jean Bégoin :

‘« En lieu et place, se développe le négatif de l’admiration et de l’éblouissement primaire : l’horreur, figurée dans la mythologie par la figure de Méduse au pouvoir paralysant et mortel, qui a été évoquée par F. Pasche et P.C. Racamier comme image de l’irreprésentable, et où l’on peut aujourd’hui voir, avec E. About, l’image du trou noir de la dépression primaire et d’une menace d’avortement de la naissance psychique.76 » ’

Or, après l’Age Mûr, c’est bien Persée et la Gorgone que sculpte Camille Claudel. Le personnage de Persée, décapitant la tête de la Gorgone en utilisant un miroir (son bouclier selon la légende), pour ne pas être pétrifié, constitue une tentative désespérée de donner corps à la Méduse et de l’affronter pour ne pas sombrer. Mais cette tentative se soldera par un échec pour Camille Claudel.

Selon E. About (1994) :

‘« Au conflit esthétique proposé par D. Meltzer la rencontre avec la Méduse vient opposer son aspect négatif. Derrière l’apparente beauté, le conflit esthétique offre l’ombre d’une nature plus complexe. Cependant, l’attrait de la beauté garde sa force pour entraîner le nouveau-né vers la recherche de ce qui se dissimule à l’intérieur de cette apparence. La rencontre avec la méduse, elle, offre l’aspect effrayant, qui peut faire craindre que l’intérieur soit pire encore que l’apparence.
Une relation Méduse s’établit entre la mère et son enfant lorsque la mère, absente de sa propre pensée, soumise à une pensée extérieure, ne peut faire transparaître ses aspects de beauté et de bonté qui permettraient à son enfant de s’engager sur la voie de la découverte du monde. Commence alors pour l’enfant une période de terreur dans laquelle il sera confronté à deux perspectives possibles de son développement ultérieur : soit il accepte la rencontre avec une telle souffrance, il accepte alors de porter son regard vers cet aspect terrifiant de la mère, et d’attendre l’apparition d’un aspect de bonté et d’une rêverie possible, soit il se laisse entraîner dans la pensée de sa mère, choisissant ainsi la moindre souffrance psychique.77 » ’

Camille écrira en 1938 à Paul, après la mort de leur mère et alors qu’elle et internée en psychiatrie :

‘« À ce moment des fêtes, je pense toujours à notre chère maman. Je ne l’ai jamais revue depuis le jour où vous avez pris la funeste résolution de m’envoyer dans les asiles d’aliénés. Je pense à ce beau portrait que j’avais fait d’elle dans l’ombre de notre beau jardin. Les grands yeux où se lisait une douleur secrète, l’esprit de résignation qui régnait sur toute sa figure, ses mains croisées sur ses genoux dans l’abnégation complète : tout indiquait la modestie, le sentiment du devoir poussé à l’excès, c’était bien là notre pauvre mère. »’

Camille avait comprit la souffrance de sa mère, traduite dans ce portrait détruit par la mère elle-même (alors que Camille est persuadée que c’est Rodin qui l’a volé), souffrance traduite aussi par la figure de Clotho qu’elle cherchait en vain à toucher par l’intermédiaire de l’homme dans L’Age Mûr. Elle attendra toujours l’apparition d’un aspect de bonté et d’une rêverie possible chez sa mère.

Pour établir un lien avec nos travaux de recherche et au sujet de la constitution de l’enveloppe psychique, nous pourrions aussi désigner, en référence à D. Anzieu , la faillite d’une peau commune entre Camille et sa mère. La peau psychique qui devrait être somptueuse devient flétrissement dans la Clotho.

Les ruptures successives que Camille a traversé ont fait resurgir la « mère Méduse. »

Notes
75.

BEGOIN J. (1997), Vivre le manque, souffrir l’absence, Cahiers de psychologie clinique, n° 8, L’absence, De Boeck Université, Bruxelles, p. 25-48.

76.

Op. cit.

77.

ABOUT E. (1994), Rencontre avec Méduse, Paris, Bayard.