6.3.6 Les dernières œuvres

Après Persée et la Gorgone suivra La Fortune, silhouette défiant les lois de l’équilibre. Lancée le pied sur une roue, valseuse qui a perdu son partenaire, elle a les yeux bandés.

La dernière œuvre majeure de Camille sera la Niobide blessée (1907), dont le titre n’est pas hasardé.

Dans le livre des métamorphoses, Ovide raconte le massacre des Niobides. Les sept garçons puis les sept filles de Niobé vont périr sous les flèches d’Artémis et d’Apollon. Les dieux jumeaux vengent leur mère Latone, que Niobé a orgueilleusement défiée de par sa fécondité. Face au spectacle du massacre de ses enfants morts, Niobé restera prostrée dans la pierre.

Camille Claudel, elle aussi alors déjà prostrée, en était-elle réduite à méditer sur cette fécondité anéantie ?

Avec l’échec de l’Age Mûr, l’art de Camille succombera à son impossibilité d’atteindre sa mère, celle qui retient l’homme par le bras pour l’empêcher d’agir en sa faveur. Camille, telle la Niobide blessée, s’effondrera et détruira les êtres de pierre auxquels elle avait donné corps, devenus inaptes à toucher sa propre mère.

Les actes de destruction deviennent alors systématiques après la Niobide blessée. Camille décrit ce rite comme un sacrifice. Dans une lettre à un oncle, alors qu’elle vient d’apprendre la mort d’un cousin, elle écrit :

‘« [...] Beaucoup d’autres exécutions capitales ont eu lieu aussitôt après, un morceau de plâtras s’accumule au milieu de mon atelier, c’est un véritable sacrifice humain. »’

En détruisant ses propres créations, Camille affirme avec véhémence son droit de vivre en dehors des valeurs de son temps. Pendant ces brefs moments de liberté illusoire, motivée par sa mission destructrice, elle peut croire qu’elle contrôle sa destinée. Quand le massacre est accompli et que les débris ont été enlevés, elle disparaît parfois des jours ou même des mois. Elle vit dans la crasse, fouillant dans les poubelles à la recherche de nourriture et pestant contre Rodin et « sa bande. » Pour se protéger contre eux, elle a transformé son atelier en forteresse :

« Des chaînes de sûreté, des mâchicoulis, des pièges à loup derrière toutes les portes », confie-t-elle à la veuve de son cousin Henri.

Plus que jamais, Rodin apparaît comme « l’ennemi suprême » dans l’esprit de Camille. Rien ne reste du compagnon d’autrefois ou du mentor généreux, rien d’autre qu’un être diabolique prêt à tout pour la détruire.