6.3.7 La chute et le délire de persécution

« L’enlèvement » de Camille à l’asile de Ville-Evrard aura lieu le 10 mars 1913, une ambulance et des infirmiers viennent alors la chercher à son domicile, accompagnés de son frère Paul.

Des contacts avaient déjà été pris avec le directeur de l’asile et sur les sollicitations de Paul.

Le Docteur Michaux, qui vivait à l’étage au-dessus de l’atelier de Camille, rédigera à la demande de Madame Claudel (mère), le certificat nécessaire à l’hospitalisation.

Il est vrai que Camille était arrivée au point où elle ne pouvait plus s’occuper d’elle-même. Ses lettres obsessionnelles, ses récriminations contre presque tout le monde, ses disparitions régulières et la saleté dans laquelle elle vivait démontraient clairement qu’elle avait besoin d’être soignée.

La première observation enregistrée le jour de son arrivée à Ville-Evrard allait dans le sens du certificat du Docteur Michaux et déclarait l’artiste atteinte « de délire systématisé de persécution basé principalement sur des interprétations et des fabulations,  d’idées vaniteuses et de satisfaction. 78» Comme elle l’avait souvent fait, Camille blâmait Rodin pour tous ses problèmes, mais ses récriminations virulentes contre lui présentaient une nouvelle dimension délirante, car elle avait perdu la notion du temps et ne voyait aucune différence entre un millénaire et une décennie. Selon elle, Rodin avait commencé à l’exploiter trois mille ans auparavant, même avant le Déluge. Il l’avait obligée à travailler dans son atelier lorsqu’elle n’avait que dix-huit ans, il l’avait battue, lui avait donné des coups de pieds ; il avait essayé d’empoisonner tous les membres de sa famille. De plus, il l’avait fait interner pour voler le peu qui restait des sculptures de son atelier. En tant que chef d’une bande de voleurs, il était très puissant et pouvait influencer tout le monde, même les membres de la famille Claudel79.

Selon la loi, la destinée de Camille était entre les mains de son frère Paul. En tant que seul homme de la famille, il avait toute autorité pour agir en sa faveur. Mais le choix de Paul était limité : il pouvait soit l’emmener avec lui de consulat en consulat, soit la laisser dans un asile. A cette époque, Paul était déjà père de quatre enfants. De plus, entre ses livres et la diplomatie, sa vie n’était qu’un tourbillon incessant. Soirées, cérémonies, inaugurations, répétitions de pièces de théâtre, tout cela absorbait son temps et le maintenait sous le regard du public. Dans ces conditions, il aurait été impossible d’emmener sa sœur avec lui. Pourtant, bien que l’internement ait été, sans aucun doute, nécessaire, rien ne justifiait dans le comportement de Camille la décision de la couper totalement du monde extérieur. Sa séquestration fut décidée uniquement pour éviter le scandale.

Lequel scandale éclatera cependant quand les journaux feront part de la situation de Camille Claudel.

Informé par ce biais, au début de juin 1914, ainsi que par ses connaissances, M. Morhardt comprendra vite que le sort de Camille est inextricable et demandera de l’aide à Rodin, afin de trouver un lieu d’exposition pour rendre un hommage à l’œuvre de Camille. Auguste Rodin, alors septuagénaire et dans un état de santé précaire, acceptera d’envoyer dans un premier temps de l’argent.

Le sculpteur avait l’intention de renouveler le geste tous les ans, et surtout de proposer un lieu d’exposition dans sa vaste demeure au rez-de-chaussée de l’hôtel Biron rue de Varennes. Mais divers événements l’en empêcheront : en août 1914, la Grande Guerre commençait. Rodin quitte Paris. Lorsqu’il y reviendra trois ans plus tard, il sera en très mauvaise santé.

Certaines biographies mentionnent qu’après une première congestion cérébrale en mars 1916, puis une deuxième attaque en juillet, Rodin serait resté plusieurs semaines prostré, dans un état second et demandant à Rose Beuret où était sa femme, « sa femme qui était à Paris, ne manquait-elle pas d’argent ? »

Comme l’état de santé du sculpteur empirait, l’Etat comprit qu’il n’y avait plus de temps à perdre, et les documents pour la donation furent signés le 1ier avril 1913, trois mois après la dernière congestion de Rodin. Après tant de fausses alertes, l’hôtel Biron devenait enfin le Musée Rodin.

Ce n’est pas par manque d’intérêt qu’on ne réserva aucune salle pour l’œuvre de Camille Claudel, Mathias Morhardt et Auguste Rodin désiraient fortement rectifier l’injustice faite à l’artiste en la lui consacrant, mais ils se heurtèrent à l’opposition ferme de la famille Claudel.

Rodin, alors homme démuni, devenu l’ombre du sculpteur plein de vigueur et aux multiples conquêtes, épousa enfin Rose Beuret. Ils se marièrent le 29 janvier 1917. La maison de Meudon où ils s’étaient réfugiés n’étant pas chauffée à cause du rationnement, le vieux couple se blottit dans le seul endroit encore douillet qui leur restait : leur lit. Le gouvernement, qui aurait pu leur venir en aide, se contenta de remercier le plus grand sculpteur du siècle de sa générosité (Rodin avait alors fait don de toutes ses œuvres), en le privant de chauffage. Deux semaines plus tard, Rose mourut d’une pneumonie. Rodin la suivit le 17 novembre 1917, décédé, lui aussi, de complications dues au froid glacial de la maison.

Camille devait passer les trente dernières années de sa vie dans un asile à Montdevergues. Trente ans à désirer la présence d’une mère qui ne vint jamais. Trente ans à attendre les visites irrégulières de son frère. Trente ans à survivre malgré tout.

Les médecins avaient constaté que si les idées délirantes de persécution et d’empoisonnement résistaient, elles étaient devenues moins virulentes (les autres secteurs de sa personnalité étaient bien conservés, ce qui est le propre de la psychose paranoïaque). Camille présentant un état mental stable, les médecins demandèrent à sa famille si elle ne pourrait pas leur rendre d’éventuelles visites, ce qu’elle réclamait depuis si longtemps, voire même envisager une sortie. La mère s’y opposa farouchement et violemment (les lettres écrites aux médecins et directeur de l’asile témoignent du rejet et de la haine véritable de la mère envers sa fille aînée), jusqu’à sa mort le 20 juin 1929. Camille n’assistera pas aux obsèques de sa mère, ne la reverra jamais, elle ne remettra jamais un pied dehors.

Suite au décès de la mère, un violent conflit éclatera entre Paul et Louise, sœur cadette, au sujet de la pension de Camille à payer à l’hôpital et donc de décider qui serait responsable de cette dépense.

Avant 1940, l’asile de Montdevergues tirait suffisamment de revenus de ses fermes, ses vignobles et champs où travaillaient les pensionnaires (la plupart des malades étaient mis au travail) ; mais ensuite, les réquisitions de l’armée allemande ne permirent plus à l’asile de subvenir aux besoins des pensionnaires. Chaque jour, au moins cinq d’entre eux mouraient de faim. En 1943, 800 patients sur 2000 étaient morts.

Au cours de l’été 1942, Paul Claudel réfugié en zone libre vient de s’offrir un domaine somptueux à Brangues. Il reçoit un premier bulletin médical alarmant quant à l’état de santé de Camille, qui mentionne l’installation progressive d’un syndrome d’affaiblissement intellectuel, ainsi qu’un fléchissement de l’état physique général, dû aux restrictions alimentaires.

En décembre, une nouvelle lettre du médecin informe Paul que Camille va encore plus mal et qu’elle s’affaiblit progressivement, une complication cardiaque étant redoutée.

Paul est aux prises avec sa culpabilité, mais pour autant, il ne rend pas visite à sa sœur. C’est la belle-mère de la fille aînée de Paul qui ira rendre visite à Camille, après un très long voyage et lui apportera un peu de nourriture qu’elle aura pu se procurer. Elle restera une semaine entière auprès de Camille et écrira à Paul pour l’inciter à venir. Elle décrira une Camille « en paix », « un visage si reconnaissant et si épanoui par une simple visite. »

Paul se décide à rendre visite à Camille le 20 septembre 1943. Camille a alors 80 ans.

‘« Elle me reconnaît, profondément touchée de me voir, et répète sans cesse : Mon petit Paul, mon petit Paul !
[...] Sur cette grande figure où le front est resté superbe, génial, on voit une expression d’innocence et de bonheur. Elle est très affectueuse. Tout le monde l’aime, me dit-on.
Amer, amer regret de l’avoir ainsi si longtemps abandonnée ! »’

Le 19 octobre 1943, deux télégrammes partirent de Montdevergues. Le premier parvient à Paul dans la matinée : « Sœur très fatiguée. Jours en danger. Médecin-chef. » Le second arriva en fin d’après-midi : « Votre sœur décédée. Inhumation jeudi 21 octobre. »

Paul ne se rendra pas à l’enterrement. Seules quelques religieuses suivront silencieusement la procession, menée par l’aumônier de Montdevergues. Camille sera enterrée au cimetière de Montfavet, à l’endroit réservé à l’asile.

Sur sa tombe, une simple croix portant l’année de la mort de l’artiste et le numéro de la tombe : 1943-392. Une prière fut dite, c’était fini.

Notes
78.

Docteur Truelle, certificat médical, archives de Ville-Evrard, dans Rivière, Gaudichon et Ghanassia, 2001, p.306, 10 mars 1818. Les dossiers médicaux ne seront accessibles aux chercheurs que 150 ans après la naissance de Camille, soit en 2014. Une partie de ces dossiers fut publiée par Reine-Marie Paris, petite nièce de Camille Claudel, avec l’accord des autres membres de la famille. Plus récemment, les archives complètes de Ville-Evrard et celle de Montdevergues furent publiées dans la troisième édition du Catalogue raisonné par Rivière, Gaudichon et Ghanassia et la Correspondance de Camille Claudel par Rivière et Gaudichon en 2003.

79.

Docteur Truelle, rapport médical, Ibid., p. 305, 10 mars 1913.