6.4 Spécificité des processus psychiques en œuvre dans l’art de la sculpture

A partir de l’œuvre de Camille Claudel, qui constitue selon nous « l’œuvre princeps » mais aussi à partir d’autres œuvres, nous proposons d’étudier la spécificité des mécanismes psychiques mis en œuvre dans le travail de la sculpture.

La réalisation d’une sculpture place le sculpteur dans des conditions particulières, mettant en œuvre des processus psychiques spécifiques, lesquels semblent ne pas être dénués de bénéfices secondaires pour l’artiste.

Tout d’abord, la transformation de la matière implique de se soumettre aux lois physiques, au principe de réalité. La matière première se travaille selon deux modalités possibles : en partant du plein (« per via di livare ») ou du vide (« par ajout»).

Comme nous le verrons dans la dernière partie avec Camille Claudel, on peut sculpter en travaillant l’argile, le plâtre, le marbre, la pierre.

La « taille » consiste à partir du plein de la matière première et de « l’attaquer » dans un geste qui sera définitif pour en révéler le cœur et le travailler. Lorsque le bloc de matière brute sorti de la carrière arrive au sculpteur, il travaillera par retraits successifs, à l’aide d’outils qui l’aideront à donner corps à la forme qu’il souhaite représenter. La taille directe est une attaque violente et définitive qui engage celui qui s’y adonne dans une lutte physique (un corps à corps) exigeant une maîtrise parfaite qui ne permet aucun droit à l’erreur.

Cette technique fut entre autres celle usitée par Michel-Ange, satisfaisant à la fois l’exigence de maîtrise qu’il s’imposait à lui-même et son aspiration à réaliser des œuvres titanesques dont il voulait qu’elles soient parfaites. Lutte et mesure avec la matière lui permettent de soumettre cette dernière à la forme qu’il avait choisie pour elle.

L’illusion offerte de dominer la nature et de conquérir une liberté et le combat pour Michel-Ange laissent à penser qu’il chercherait peut-être à travers la matière à se mesurer à la création divine...

Mais le sculpteur est avant tout un bâtisseur. La matière dure perdure, résiste aux effets du temps et de l’érosion, signifiant un caractère possible d’immortalité pour son auteur.

Il est question d’assouplir la rigidité de la pierre pour procurer une illusion de mouvement à ce qui n’est que statique.

Autre est le mouvement de celui qui « monte » la sculpture en terre, lui offrant une colonne vertébrale, un squelette qui tient debout là où il n’y a rien au départ. Celui qui sculpte par ajout part du vide pour le remplir. La peau en contact direct avec la matière terre humide se réfère à une construction plus sensuelle, qui, par ajouts successifs va donner forme et tenue à la matière molle et malléable.

Ce type de tempérament convient bien à celui qui a envie de pétrir et de donner chair.

Modeler, c’est remplir l’espace vide de chair. Tailler, c’est dévider le plein pour trouver en son noyau la forme vivante.

Rodin par exemple, qui savait faire vibrer la matière-terre grâce à son modelé disait :

‘« Je m’efforçais de faire ressentir dans chaque renflement du torse ou des membres l’affleurement d’un muscle ou d’un os qui se développait en profondeur sous la peau »80.’

Sa sensualité exacerbée guidait ses mains qui sculptaient le corps. Se penchant sur une sculpture « comme s’il en eût été amoureux », rapporte le témoin Paul Gsell, ce dernier dit :

‘« C’est de la vraie chair […] on la croirait pétrie sous les baisers et les caresses! 81»’

Puis, mettant la main à plat sur la hanche de la statue, il ajouta :

‘« On s’attendrait presque en tâtant le torse à le trouver chaud »82.’

Rodin cherche la chair partout. Il dénude, fusionne. Il tente d’abolir la distance entre lui et le corps de l’autre. Les représentations d’un Balzac ou d’un Victor Hugo, pourtant commandes officielles, seront livrées nues, non pour être désacralisées mais bien au contraire devenir emblématiques de notre incarnation sublimée.

Modeler la terre humide, c’est aussi revenir aux jeux des enfants qui pétrissent la boue, l’écrasent dans leurs mains, la font couler… Jeux sans fin qui nourrissent un plaisir qui n’est pas sans rapport avec la pulsion anale.

Le contact avec la terre « prima materia », satisfait donc à plusieurs titres une tendance régressive.

Chaque sculpteur, selon sa personnalité, ira instinctivement vers tel ou tel matériau. Rien d’étonnant qu’un Giacometti, hanté par les squelettes, ait privilégié le plâtre qu’il ajoutait avec parcimonie sur des fils de fer, jouait le rôle du squelette souvent à peine recouvert. Pour lui, les femmes ne sont pas de chair mais d’os. La forme qu’il cherche, poussée à son extrême, c’est le fil. Là où Rodin ôte les vêtements, il ôte la chair elle-même.

Comme le souligne H. Jousse83, la matière, qu’elle soit dure ou tendre, impose sa loi et renvoie le sculpteur à ses limites : sculpter est une mise en acte par excellence, une confrontation au réel.

Affronter les lois de la pesanteur, de l’équilibre, de la résistance d’un matériau (pierre ou marbre), du temps de séchage d’un autre (terre), nécessite d’y investir tous ses moyens physiques et intellectuels, son temps, ses efforts, sa patience (savoir cesser de travailler pour reprendre plus tard). Cet affrontement entre soi et les éléments permet certes de mesurer son pouvoir sur le réel, mais, à contrario, les limites de celui-ci.

Les contraintes imposées par la nature placent le sculpteur dans la lutte entre les éléments naturels et ses aspirations. En ce qui concerne les figures de Michel- Ange, le philosophe de l’art Georg Simmel souligne :

‘« Pesanteur tirant vers le bas et énergies spirituelles aspirant vers le haut, se démarquent mutuellement avec rudesse et hostilité » 84.’

Le sculpteur est un homme de combat, d’action. Sculpter, c’est mettre en acte, dépasser les contradictions de sa condition. Le travail soumet l’activité du sujet aux exigences du matériau.

En se mesurant à la matière, l’artiste cherche à mesurer son pouvoir sur les éléments, sur le monde dont il est issu.

Il doit passer non pas à l’acte, mais par l’acte. Il n’a pas le choix. Michel-Ange, qui ne prenait guère le temps de manger et ne dormait que quelques heures précise :

‘« Je m’épuise de travail, comme jamais homme n’a fait, je ne pense à rien d’autre qu’à travailler jour et nuit ».’

Sans aucun doute, l’ambition d’un Michel-Ange, d’un Giacometti, ou d’un Rodin laisse à penser que le fantasme de toute puissance ne leur était pas étranger. Giacometti rêvait de réaliser « un petit univers semblable au grand univers. »

Quant à Rodin, regardons La main de Dieu qu’il sculpta. Qui est le Dieu ?

Enfin, les œuvres titanesques de Michel-Ange illustrent par elles-mêmes la tentation démiurgique de leur auteur.

Le sculpteur qui, comme le créateur au sixième jour modela de la terre pour faire l’homme, n’est-il pas secrètement tenté de se prendre lui-même pour ce premier sculpteur des temps? Derrière ce fantasme de toute puissance, c’est de repères, d’un cadre au sein duquel se mouvoir librement que cherche le sculpteur un peu tel un enfant en mal de limites.

Se confronter aux lois de la physique, c’est un peu être en quête de sa propre mesure.

En tentant de soumettre la matière à son action pour trouver la résistance, pour délimiter, celui qui œuvre chercherait à se circonscrire lui-même, trouver les cotes de l’humain, étalonner le réel.

Par ailleurs, la sculpture a privilégié le corps en tant que repère élémentaire. Sculpter permet de se confronter à l’image du corps, impliquant le Moi-peau, la frontière dedans-dehors.

C’est le volume du corps humain, c’est-à-dire la forme de l’artiste lui-même, qui sert de volume de départ, même chez les artistes qui plus tard s’en sont éloignés (abstraction).

Regarder le corps humain dans les traits d’un modèle ramène dans sa nudité et son dénuement au schéma corporel en soi. Est-il continu, morcelé, délimité par un Moi-peau suffisamment consistant ?

Soulignons aussi l’obsession de certains artistes pour une partie du corps en particulier. Giacometti était obsédé par les yeux qui révèlent le monde visible, Camille Claudel par les pieds et les mains qui permettent la préhension du réel.

Les destructions violentes, irrémédiables, et systématiques que Camille Claudel infligeait au corps de ses sculptures à une certaine période de sa vie pourraient être interprétées comme autant d’autodestructions.

H. Jousse85 souligne que Giacometti souffrait d’un manque de consistance et de continuité de son schéma corporel. Elle dit qu’il ne cessait, à travers son travail de sculpteur, de mettre en forme l’informe du corps, de son propre corps.

Il disait :

‘« Je ne sais plus qui je suis, où je suis, je ne me vois plus, je pense que mon visage doit apparaître comme une vague masse blanchâtre, faible, qui tient tout juste ensemble portée par des chiffons informes qui tombent jusqu’à terre »86. ’

Le Moi-peau de Giacometti semble ne pas remplir sa fonction. Le corps est sans cesse ressenti comme menacé de se vider. Rien n’est vraiment retenu à l’intérieur, les contours sont flous, « vagues » et l’ensemble est sans vie (« masse blanchâtre », c’est-à-dire vidée de sang). Il ne reste plus à Giacometti qu’à rechercher dans la structure osseuse de quoi soutenir un corps que la seule peau ne contient pas. De là, son obsession du squelette.

Sculpter permet une confrontation au schéma corporel, ainsi qu’une réélaboration permanente de celui-ci et du Moi-peau qui l’enveloppe, permettant de (re)délimiter le repère dedans-dehors. Sculpter constitue la mise en œuvre, en acte, de la recherche et la définition permanente de cette frontière. Elaborer un volume, c’est décider d’un contour qui va délimiter le vide du plein.

Regarder une sculpture, c’est voir tout ce qui n’est pas le vide et qui le comble si l’on regarde l’espace autour de l’objet, mais c’est aussi voir tout ce qui est plein si l’on choisit de regarder la matière elle-même. Entre les deux, une ligne imaginaire sépare, distingue, confère son existence au visible, constitue le trait qui délimite. Cette frontière recherchée peut aussi se toucher.

Cette quête est parfois mêlée d’angoisse. Giacometti qui cherche dans la sculpture la permanence de ce qui lui semble sans cesse se défaire écrit :

‘« Les têtes, les personnages ne sont que mouvement continuel du dedans, du dehors, ils se refont sans arrêt, ils n’ont pas une vraie consistance, leur côté transparent […], forme changeante et jamais tout à fait saisissable. » ’

L’intégration de la limite corporelle dedans-dehors est favorisée, nous l’avons vu, par la nécessité devant laquelle se trouve l’artiste de développer une perception du dessin de la ligne qui sépare ce qui est plein de ce qui est vide. Devant cet impératif, le psychisme du sculpteur va privilégier la constitution d’un Moi-peau. Si ce dernier joue efficacement son rôle, le sculpteur aura à sa disposition, et à la faveur de sa création, une enveloppe contenant des éléments sensoriels et émotionnels, une barrière protectrice de son identité et de son autonomie, un filtre des échanges intérieur/extérieur et enfin une surface d’inscription des excitations.

On pourrait dire de la sculpture qu’elle est la seule œuvre d’art qu’un aveugle pourrait voir, au sens de pouvoir se la représenter intérieurement en la touchant. La mise en acte du sens tactile et du toucher dans le travail de la sculpture permettrait de vérifier que « le réel est tangible.» La sculpture favorise l’appréhension tactile, le toucher étant le sens qui est prédominant dans cette forme artistique. L’approche sensuelle de la sculpture ne peut échapper tant à celui qui sculpte qu’à celui qui observe la sculpture.

Paul Claudel parle de la « fureur érotique » des œuvres de Rodin.

Le toucher du sculpteur peut parfois s’apparenter à ce que nous avons trouvé dans nos ateliers avec les patients qui semblent produire des « formes autistiques » avec lesquelles le créateur pourra jouer.

Nous ne pouvons pas d’avantage ignorer l’attrait régressif qu’elle exercesur nous, provoquant un moment de résurgence de l’enfant en nous, mu par l’envie irrépressible de toucher.

Paul Claudel, l’écrivain et le frère de Camille écrit à ce sujet :

‘« La sculpture est le besoin de toucher. Avant même qu’il sache voir, l’enfant brandit ses petites mains grouillantes. La joie presque maternelle de posséder de la terre plastique entre ses mains, l’art de modeler, de posséder, désormais durable entre ses dix doigts, ces formes rondes, ces belles machines vivantes qu’il voit se mouvoir alentours, c’est de quoi le désir apparaît chez lui le premier, satisfait de la première arche et de la première poupée »87. ’

Ces « formes » dont parle Paul Claudel ne sont pas sans rappeler les formes autistiques décrites par Frances Tustin88. Toucher, c’est régresser au moment de notre enfance où ce sens était primordial, c’est-à-dire toucher pour vérifier l’existence des choses. C’est le cas des petits garçons qui se touchent le pénis, aussi celui des psychotiques qui se touchent compulsivement le visage et le corps pour vérifier leur propre permanence.

Le sculpteur aurait-il besoin de cette réassurance ?

L’individu qui sculpte est plongé, par l’entremise de cet acte, dans une situation exceptionnelle et unique qu’aucune autre forme d’art ne pourrait lui offrir, et de laquelle va découler un ensemble de processus psychiques saisissant l’inconscient du sculpteur. Nous pouvons aussi mettre en exergue que le travail de la sculpture permet de placer l’objet créé en trois dimensions dans l’espace et de s’assurer de sa permanence (H. Jousse, 2008).

Le sculpteur doit « se figurer » sans cesse cet espace à trois dimensions et créer son œuvre en son sein.

Mais si sculpter c’est « remplir l’espace », ce dernier se résume-t-il à des coordonnées mathématiques, au vide, ou bien est-il à « trouver-créer » à chaque nouvelle pièce qui s’élabore ? Le sculpteur doit préalablement s’en faire sa propre représentation, réinventer l’espace, en quelque sorte.

Giacometti avait élaboré une solution pour figurer l’espace autour de ses sculptures : une cage sans barreau, une boîte qui n’aurait que des arrêtes et pas de plans, afin de voir au travers. L’espace est une notion abstraite et pour le moins difficile à appréhender. Elle s’assimile pour certains au vide.

En 1924, Giacometti notait la résolution suivante dans son journal :

‘« Ne plus faire de trous dans le vide. » ’

Il semble donc qu’il pouvait concevoir le vide comme une quasi substance.

Le sculpteur ne peut faire l’économie de penser l’espace. Percevoir la profondeur relève d’un apprentissage. Si nous ne sommes pas comme l’enfant ou comme le psychotique qui croit que ce qui n’est plus visible a disparu, c’est parce que nous « savons » par expérience que ce n’est pas le cas, et parce que nous avons acquis le sens de la permanence de l’objet. Toute la difficulté en sculpture consiste à toujours garder présent à l’esprit ce qui pourtant n’est pas apparent mais vit derrière, sur l’autre versant. Sculpter exige de représenter ce qu’on ne voit pas dans l’immédiat, de tenir compte de la face cachée, de pressentir que de l’autre côté, il existe autre chose.

Les sculpteurs utilisent d’ailleurs une « tournette » (planche qui tourne sur elle-même) sur laquelle ils placent l’œuvre en cours de réalisation qui leur permet d’intégrer en permanence cet espace à trois dimensions, l’œuvre se présentant alors en tant que volume, évitant par là même le risque du statisme.

Sculpter serait ainsi s’assurer de la permanence de l’objet. Chaque profil, tour à tour, apparaît puis disparaît pour ensuite réapparaître, tout comme la bobine dont Freud décrit l’usage qu’en fait l’enfant qui en joue du bout de son fil pour vérifier qu’elle est toujours là, bien que non visible, puisqu’il peut la faire réapparaître, prélude aux jeux de cache-cache.

Ainsi, l’image du corps mise en jeu par la sculpture, va pouvoir trouver un point d’unification là où il y a morcellement, continuité là où il y a discontinuité, permanence là où il y a mouvance.

Le travail de la sculpture permet dans un premier temps de reconstituer le tout à partir d’un morceau de corps (cf. sur ce point les résonances avec les travaux de Pankow qui utilise le modelage dans la cure psychanalytique avec des patients psychotiques et que nous allons aborder ensuite).

Le sculpteur se sert d’une partie du corps qu’il parvient à réaliser pour reconstituer le corps dans sa globalité. Il s’agirait d’une forme de métonymie sculptée (Jousse).

Giacometti tout comme Rodin en faisait une obsession dans son travail de représentation :

‘« Je suis réduit aux têtes pour le moment parce que si l’on avait une tête, on aurait tout le reste. » ’

Ou encore :

‘« Ce qui m’a amené à faire la sculpture de la jambe ? […] Il ne m’était pas possible, à l’époque de faire une grande figure avec les différentes parties bien déterminées et pourtant j’avais le désir de définir un bras, une jambe, un ventre. Il ne me restait que la possibilité de faire une partie pour le tout. » ’

Ceci est à la fois un aveu d’impuissance à faire autre chose que des morceaux mais c’est dans le même temps la révélation d’une stratégie du psychisme qui se sert de ce bout de corps façonné pour s’assurer de la représentation mentale de l’ensemble.

Quant à Rodin, il raconte comment il s’y prenait pour se constituer une « collection» de morceaux de corps. Il demandait à ses modèles de prendre des positions multiples en les alternant arbitrairement. Tout à coup, son attention était retenue par un bras levé de telle manière, par l’angle d’une articulation, par un geste, une façon de plier un membre ou de faire une torsion. C’est alors uniquement cette partie qu’il retenait dans l’argile, à l’exclusion du reste. Puis parfois longtemps après surgissait devant lui la vision intérieure de tout un corps issu de la partie conservée.

Ici, c’est le corps morcelé que l’esprit du créateur reconstitue. Tout le corps est pour lui contenu dans le morceau comme si une même logique préexistait à la partie et au tout.

Ces données s’articulent tout particulièrement avec notre clinique et les formes produites à l’atelier de médiation par la terre. Cette notion de « partie pour le tout » ainsi que celle du morcellement concerne bien les sujets auxquels nous avons à faire.

Sculpter est une activité du moi d’autant plus valorisante narcissiquement que la sculpture met en jeu l’image du corps, l’image de soi et permet de restaurer celles-ci.

Ces mécanismes projectifs, introjectifs et identificatoires font de l’activité de sculpter une activité du moi particulièrement revalorisante dès lors qu’est écarté le danger que comporte la « déliaison. »

La dimension projective de la sculpture ne peut échapper à celui qui la regarde. Cet « écran en trois dimensions » qu’est la sculpture va favoriser les mécanismes de projection. Que dire alors de celui qui a créé cet espace, le sculpteur lui-même ?

Le « double », autre soi même, serait chez le sculpteur sa propre sculpture, l’irréductible de ce qu’il est, un concentré de son être, la projection remaniée de l’idée qu’il se fait de lui-même. Tout se passe comme si le sculpteur confiait à sa sculpture la charge de le représenter pour ensuite s’identifier à cette réincarnation idéalisée de lui-même et qui le dépasse déjà.

Il se trouve que le moi idéal est souvent marqué chez les sculpteurs, par un idéal de toute puissance narcissique, un rêve de démiurge (nous l’avons mentionné au sujet de Michel-Ange).

Si la sculpture en cours est un objet idéal de projection, ceci l’est à plusieurs titres.

Tout d’abord, elle n’a pas encore de forme propre, et peut donc « prêter le flanc », sans les limites d’un objet préconçu, à la projection de toutes les émergences inconscientes.

Ensuite, elle est à la fois une chose et une personne lorsqu’elle représente un corps humain, sans revêtir les caractéristiques dangereuses d’une personne réelle sur laquelle l’inconscient peut hésiter à projeter. On a à faire à une projection sans que cela prenne pour autant l’aspect paranoïaque et pathologique qu’elle pourrait avoir.

Mais encore, elle prend forme peu à peu sous les effets modulateurs des projections successives.

Elle est mise à distance idéale, celle-ci étant choisie à chaque instant par le sculpteur qui peut, selon la force des affects en jeu, se rapprocher ou s’éloigner de l’objet, se confondre ou s’en distinguer plus ou moins.

Enfin, la situation modèle-sculpture-sculpteur peut permettre des projections superposées très intéressantes : le sculpteur peut projeter aussi bien sur le modèle vivant que sur la représentation qu’il va en faire. Son inconscient peut également « se servir » de l’énorme capacité suggestive et évocative de l’objet-modèle pour laisser émerger des éléments enfouis qui pourront ainsi êtres projetés sur l’objet-sculpture.

Nous pourrions aussi émettre l’hypothèse de cet autre cas de figure caractérisé par un processus en trois temps :

S’opère dans un premier temps une transformation de cette projection par transformation de la matière, qui permettrait l’acceptation de ce qui était inacceptable avant d’être transmué, cela concernerait alors l’introjection des éléments métabolisés grâce à cette transformation de la matière.

Ensuite, par ce processus, l’image du projeté devenue tolérable serait réappropriée par le sujet. Prenons l’exemple de l’image du corps. Si celle-ci n’est pas acceptée, il se peut que la vue du modèle réveille des projections qui vont venir se fixer sur la sculpture elle-même. Mais celle ci, n’étant pas « définitive », la projection de l’image du corps pourrait être modelée et ainsi rendue acceptable.

Enfin, elle devient donc possible à introjecter, et ceci qu’il s’agisse des affects eux-mêmes, de la cause des effets ou des qualités dont est investi l’objet lui-même.

La création par elle-même engendre une régression, comme nous l’avons abordé avec D. Anzieu. Le préalable de toute création est un état de crise qui a pour origine un bouleversement intérieur (dû à un événement déclencheur) qui, en quelque sorte « exacerbant » la pathologie latente de l’individu, va mettre en question les structures existantes et entraîner une régression.

Ainsi, le sculpteur comme tout créateur est soumis à ce processus régressif, mais, dans son cas, il est amplifié par le fait que l’activité de sculpter est déjà en soi une activité régressive.

En effet, du fait de la manipulation de la matière, à fortiori lorsqu’elle est humide (terre ou plâtre), s’attaquer à la matière, c’est accepter de replonger dans les entrailles de la terre mère, de la « prima materia. » La simple manipulation peut réveiller des affects enfouis depuis le début de l’histoire, début de sa propre vie intra-utérine, débuts de l’histoire de l’humanité (les premières œuvres d’art ont été façonnées d’argile ou de pierre).

Mais aussi, la sculpture confronte le créateur au travail tridimensionnel sur l’espace, travail qui ramène à l’espace originel, la matrice. Le premier espace que nous ayons expérimenté fut prénatal. C’est par le contact du corps logé dans le volume d’un autre corps qu’il nous fut révélé.

La sculpture oblige à une « régression » du fait que son travail renvoie de façon privilégiée au schéma corporel qui s’est constitué en amont, dans des temps archaïques où le corps était une découverte, l’expérience corporelle primaire avec la mère, voire des sensations de vide ou de manque peuvent être ravivées à cette occasion.

La petite fille Camille Claudel passait quant à elle le plus clair de son temps au Geyn (cette roche géante sculptée par la nature et l’érosion du temps), cette haute pierre dressée dans la lande champenoise. Cette expérience nous a été rapportée par elle-même et par son frère qu’elle entraînait dans ses explorations du géant.

Sculpter, c’est favoriser la régression parce que c’est toujours cette terre ou pierre originelle que va chercher à retrouver le sculpteur au travail. La crise créatrice n’est pas sans danger car l’artiste peut ne pas sortir indemne de la phase régressive de la crise, pour peu qu’il y rencontre le vide. Le risque de décompensation voire de mort psychique est réel.

Mais à l’exclusion de ce risque, l’activité du moi particulière qu’est l’activité de sculpter, produit chez le sculpteur des effets dont il est bénéficiaire.

Quels sont les bénéfices secondaires sur le plan psychique de l’art de sculpter ?

Les bénéfices sont secondaires en ce sens qu’ils sont des effets non recherchés mais inhérents au fait de sculpter.

Nous pouvons tout d’abord avancer que l’art de la sculpture permettrait à la psyché du créateur d’harmoniser une dualité interne entre diverses instances psychiques, dont la source serait le conflit entre le Moi idéal et le Surmoi.

Le Moi idéal se pose comme source du monde et de soi. Or, lorsque l’artiste sculpte un être humain, qui pour autant qu’il en porte les caractéristiques n’en est pas moins magnifié, ce double de l’artiste représenterait le Moi idéal, alors que le sculpteur devant sa sculpture incarne le Moi conscient.

Dans une telle situation, le Moi, sous la juridiction du Moi idéal laisserait celui-ci lui redorer son blason, lui panser ses blessures narcissiques, restaurer l’image qu’il se fait de lui.

Le Surmoi a beau tenter d’imposer la loi, son ordre restrictif, ses complexes ou ses inhibitions mentales, son joug sera amoindri parce qu’il a face à lui un adversaire qui serait « masqué. » En effet, le Moi idéal, fort de son incarnation sculpturale serait d’autant plus à même de mener à bien la lutte qui l’oppose au Surmoi pour gagner les faveurs du Moi conscient, médiateur et, en dernier ressort décideur.

Ensuite, le travail de la sculpture permettrait une restauration narcissique de l’image de soi. Grâce à cette influence de l’Idéal du moi sur le Moi qu’elle permet, grâce aux objets socialement valorisés qu’elle vise, grâce à la dimension narcissique qu’elle incarne, grâce à la projection de l’image de soi qu’elle favorise, ainsi qu’à l’expérience de castration qu’elle incite à dépasser, à son pouvoir d’unification et de liaison, la sublimation par la sculpture est une occasion inespérée de réparer des manques archaïques et des blessures narcissiques.

A partir des positions décrites par M. Klein (en particulier la position dépressive, qui fait suite à la position schizo-paranoïde), on peut dire que se présente à travers la sculpture une possibilité de réparation de l’objet. La pulsion d’agressivité (envers l’objet maternel) étant sublimée car dérivée vers un autre but, la sculpture, peut être dépassée. L’objet (la mère) ainsi déchargé d’agressivité, va pouvoir redevenir « bonne », la capacité d’identification possible et la « position dépressive » abandonnée.

Combien de Piéta le maître Michel-Ange a-t-il dégagé de la pierre comme pour retrouver au cœur de celle-ci l’amour d’une mère cruellement absente de la vie du sculpteur orphelin d’elle à l’âge de six ans ? Et la douleur de l’enfant face à la mort de sa mère n’est-elle pas à lire, en sens inverse, dans les traits de la vierge qui regarde son fils « sans vie » en apparence ?

La surpuissance émotive de la Piéta de Saint Pierre de Rome pourrait-elle être interprétée comme le résultat d’une judicieuse inversion des rôles, qui permet à Michel-Ange de recevoir le regard et l’amour qu’il n’a pas eu et qu’il prête à sa mère s’il était mort avant elle ?

La mère, cet être de nos origines qui marque à jamais de son empreinte la figure féminine qui vit en nous, nous la retrouvons chez nos sculpteurs derrière les traits de la vierge, de la madone, de la jeune fille, de la femme mure…

De la Piéta de Michel-Ange, aux courbes magnifiques des femmes et jusqu’à à la Clotho de Camille Claudel, en passant par les « femmes tas d’os » de Giacometti, l’histoire toujours remaniée, transformée, de ces premières relations dramatiques deviennent à travers leurs représentations l’incarnation d’un « trouvé-créé » avec l’objet maternel qui était resté « en rade » et le dépassent dans l’acte même de la création, chaque spectateur pouvant ainsi le reprendre à son compte.

La sculpture est antérieure aux mots comme le rappelle Michel Serres89 et qu’elle se laisse plus difficilement interpréter qu’un texte. Elle résiste au sens propre et au sens figuré. Elle dérive du rocher, de la pierre ou du pétrissage de matières plus malléables comme la terre. Elle fait partie de la masse qui la conditionne et en ce sens, elle relève autant du regard que du toucher. Michel Serres rappelle que le mot « masse » dérive du mot grec qui signifie « la pâte que l'on pétrit » et que pétrir et masser en grec sont un même verbe. La statuaire est, dans l’imaginaire collectif, au croisement du maternel et du phallique : par la « masse » véritable métaphore de l’inconscient, façonnée, travaillée par le sculpteur qui lui donne forme. En ce sens, cette pratique humaine est probablement celle qui a le plus d’affinités profondes avec le travail psychanalytique.

Le sculpté émerge de la masse, comme le « moi » du « ça.»

Freud, en un sens, ne s’est intéressé à la sculpture que pour les thèmes qu’elle véhicule, d’une manière pour ainsi dire littéraire, dans la mesure où celle-ci faisait partie d’un « texte » mythologique, religieux ou narratif, comme c’est le cas pour le « Moïse » ou la « Gorgone. » Il ne s’est pas intéressé à l’aspect tactile ou formel de la statue, préférant le signifiant au signifié et le mot au geste et à la matière. En ce sens, on pourrait dire que Freud ne s’est pas intéressé à l’acte du sculpteur, pourtant si proche de celui du psychanalyste, mais plutôt à son résultat, et à la forme organisée et insérée dans un discours, plutôt qu’à la forme naissante. Michel Ange et Freud sont, dans cette perspective, à la fois antithétiques et parfaitement complémentaires dans leurs démarches de « découvreurs » et de créateurs.

Représentation phallicisée du Dieu, du héros ou du prince, identification aux ancêtres, lien à la mort, mimétique des attributs corporels, ce sont là les fonctions de la statuaire classique connues par Freud et qui constituent la base de sa collection, ainsi qu’un apport essentiel à certains aspects de la théorie psychanalytique, comme les notions d’organisation « phallique », de phallus « maternel » et d’imago. Cette sculpture a cependant détourné Freud de certaines fonctions plus archaïques de la sculpture qui ne sont qu’apparues après sa mort, en particulier avec la découverte de l’art sumérien.

En 1930, la majorité des œuvres sumériennes n’étaient pas encore connues, comme le rappelle André Malraux90. Celles-ci n’ont été découvertes et publiées qu’après la guerre. En connaissant et peut-être en collectionnant ces œuvres n’aurait-il pas abordé plus précocement la problématique préœdipienne, comme l’ont fait les psychanalystes de la génération suivante, qui a été confrontée à une sculpture plus complexe et moins rationnelle ?

Entre Jérusalem, Athènes ou Rome, que peut nous apprendre une statuaire antérieure à l’écrit (pour le sumérien ancien) et complètement étrangère au monde gréco-romain et même en grande partie à l’égyptien ?

Les premières statues de l’art sumérien, comme les premières statues de l’histoire, sont féminines. Il s’agit des statues des « déesses-mères » qui remontent au Vième et IVième millénaire. L’écrit semble avoir eu des conséquences capitales sur la représentation des corps dans la statuaire. L’écriture cunéiforme ou les hiéroglyphes imposent une structuration du corps spécifique (séparation de la tête, des membres et du tronc) et une mise en page que l’on ne trouve pas dans les statuettes de déesses-mères qui sont toutes en courbes et en fluidité.

C’est la faible importance de la tête, véritable appendice d’un corps hyper sexualisé, aux seins et aux cuisses proéminentes, que l’on remarque en premier, dans cet art, ainsi que la position accroupie que certains spécialistes ont pu rapprocher de l’accouchement. Les « déesses-mères » sont une gestalt de la femme fantasmatique, assimilée aux seins, aux cuisses et aux fesses. Le sexe est rarement représenté ou simplement évoqué par une zone pubienne. Ce n’est pas le sexe qui représente l’élément dominant de la féminité (celui-ci ne figure que dans quelques statuettes comme une fente rapidement faite, peu profonde, juste ébauchée) mais plutôt des seins bombés que la divinité entoure souvent de ses mains, et surtout le nombril fortement marqué, véritable métaphore du sexe.

L’hypertrophie des formes, tout comme l’absence des têtes ou leur anonymat est-elle une expression du désir comme nous pourrions le formuler d’une manière moderne, une figuration d’objets de culte ou s’agit-il d’un ex-voto exprimant un souhait de fécondité ? Cette « sculpture des origines » est probablement aux confluents de ces trois dimensions auxquelles il convient d’ajouter la dimension tactile fortement présente dans ces figurines : les déesses-mères sont des objets faits pour être touchés, voire manipulés contrairement aux sculptures classiques plutôt destinées à être regardées.

Les statues des déesses-mères posent par ailleurs une question d’ordre phylogénétique : pourquoi la sculpture des origines débute-t-elle par des représentations féminines, la mère-nourricière semblant être représentée au début de l’humanité plutôt que le phallus ou la mère phallique ?

S’agit-il d’une représentation de la mère toute-puissante ou d’un prolongement de la palpation du sein par l’enfant dans le contact avec la terre cuite ou même la pierre dure ? On pourrait s’interroger, dans ce cas, sur l’utilisation par l’artiste de l’une ou l’autre matière pour signifier la plasticité ou la rigidité de la mère.

Nous pensons ici à Camille Claudel qui excellait dans l’art de sculpter le marbre et l’onyx, matériaux réputés difficiles, « froids » mais qu’elle a su animer, et qui ne donnent pas droit à l’erreur dans la taille.

Pour revenir à Freud, la mémoire phylogénétique est décrite par lui comme patrilinéaire, avec le « père de la horde », la « coalition des frères » et le meurtre puis l’idéalisation du père. Les « déesses-mères » pourraient représenter une phylogenèse d’un autre ordre, essentiellement lié à la mère, à l’enfantement et à la symbolique du sein. En ce sens, cette mémoire phylogénétique serait, comme celle du « père de la horde », associée à la survie de l’espèce, cette fois-ci non pas par la guerre et la coalition mais par la présence de la mère idéalisée, permanente et préservatrice.

Notes
80.

Cité par CLADEL J. (1936), Rodin, sa vie glorieuse et inconnue, Paris, Grasset.

81.

GSELL P. (1911), Auguste Rodin : l’Art. Entretiens réunis par Paul Gsell, Paris, Grasset.

82.

Ibid.

83.

JOUSSE H. (2008), Spécificités des processus psychiques en oeuvre chez le sculpteur, Topique, 2008/3, n°104, p. 173-100.

84.

SIMMEL G. (1990) Michel-Ange et Rodin, Petite bibliothèque Rivages.

85.

Op. cit.

86.

cité par JOUSSE H., Op. cit.

87.

CLAUDEL P. (1905), Camille Claudel statuaire, in PARIS R-M. (1984), Camille Claudel, Gallimard, 383 p., NRF, p.11-16.

88.

TUSTIN, F. (1989) Le trou noir de la psyché, Le seuil.

89.

SERRES M. (1993), Statues. Le second livre des fondations, Paris, Champs Flammarion, p.96.

90.

MALRAUX A. (1981), Préface à Sumer L’univers des Formes, Gallimard, p. 9.