A l’asile, ce renoncement à la création à laquelle et pour laquelle Camille avait pourtant tout sacrifié jusqu’alors, soulève d’importantes questions, sur lesquelles nous terminerons avant de proposer une conclusion pour cette courte étude.
De nombreux portraits de Camille frappent par leur tendance à incarner les âges de la vie : enfants, jeunes filles, femmes et vieille femme. Une vieille femme dont le corps abîmé, décharné, prend sens par rapport à son nom : Clotho, l’une des Parques, référence au temps imparti à chacun de nous, image du destin.
L’âge mûr, qu’on a trop facilement attribué à une représentation de Rodin arraché à la jeune Camille par la vieille Rose Beuret, s’inscrit dans cette thématique du temps qui passe, une dominante qui révèle une angoisse démesurée chez le créateur.
A l’asile, le temps est comme suspendu, Camille est alors prostrée, comme « hors du temps » (le temps circulaire de la psychose).
Peut-être Camille s’est-elle rapprochée des origines de la création au point de se confondre avec elles ?
Camille était-elle devenue à son tour, dans cet asile, « une créature », à l’existence minérale et atemporelle ?
Peut-être qu’à l’asile de Montdevergues, pendant ses trente longues années de silence, Camille Claudel a créé inlassablement, farouchement et passionnément le Néant ?
A ce propos nul ne sait et ne saura rien.
En écrivant ces quelques lignes à son sujet, cette première mise à distance que permet l’écrit ne suffit pas à calmer l’intensité de l’émotion qui est la nôtre à l’évocation de son parcours et de ses œuvres.
Il fallait un courage fou pour affronter une telle destinée !
Le défi était peut-être le trait personnel le plus visible de Camille Claudel. Elle défia les préjugés de la société dans laquelle elle vivait dans presque tout ce qu’elle entreprit.
Tout d’abord sa carrière de sculpteur, ensuite son entrée dans un atelier où, avant elle, ne travaillaient que des hommes. Plus encore, sa liaison avec le maître de cet atelier, ainsi que sa détermination à sculpter le nu avec la même liberté que ses collègues masculins, mais aussi son insistance à solliciter les commandes de l’Etat pour des œuvres qui ne pouvaient que choquer la morale sexiste du monde de l’art.
Chacun de ses choix défiait les préjugés de son époque.
Il lui fallut un courage immense pour continuer à rejeter les restrictions qu’on voulait imposer à sa liberté d’expression, malgré les représailles réelles dont elle était la victime, et qui constituèrent malheureusement le creuset de ce qui prendra une tournure tout à fait délirante (au sens psychopathologique du terme).
En refusant de s’incliner devant ce que la société du XIXième siècle attendait d’une femme dans le domaine de la création artistique, Camille Claudel s’accorda la liberté de créer des œuvres capables de rivaliser avec celles des plus grands artistes et elle put leur donner une profondeur émotionnelle et sensuelle entièrement originale.
C’est d’ailleurs elle qui libéra la nouvelle sensualité que l’on trouve dans les plus grandes œuvres de Rodin.
Le génie de Camille Claudel se reconnaît également dans son talent exceptionnel à tailler la pierre, dans son sens inné de la forme et dans la hardiesse avec laquelle elle interprétait le nu.
Pour terminer, je propose et prends le risque d’une conclusion en prose poétique, que ce parcours et la rencontre avec l’œuvre de Camille Claudel m’a donné envie de composer...
‘« L’avare terre qui ne ment jamais.Manque,
à jamais refermée,
inscrite en son sein et comme ouverte,
et pour toujours,
Fendue. »
CLAUDEL P. L’endormie.