6.5 Eléments pour une conclusion 

A l’asile, ce renoncement à la création à laquelle et pour laquelle Camille avait pourtant tout sacrifié jusqu’alors, soulève d’importantes questions, sur lesquelles nous terminerons avant de proposer une conclusion pour cette courte étude.

De nombreux portraits de Camille frappent par leur tendance à incarner les âges de la vie : enfants, jeunes filles, femmes et vieille femme. Une vieille femme dont le corps abîmé, décharné, prend sens par rapport à son nom : Clotho, l’une des Parques, référence au temps imparti à chacun de nous, image du destin.

L’âge mûr, qu’on a trop facilement attribué à une représentation de Rodin arraché à la jeune Camille par la vieille Rose Beuret, s’inscrit dans cette thématique du temps qui passe, une dominante qui révèle une angoisse démesurée chez le créateur.

A l’asile, le temps est comme suspendu, Camille est alors prostrée, comme « hors du temps » (le temps circulaire de la psychose).

Peut-être Camille s’est-elle rapprochée des origines de la création au point de se confondre avec elles ?

Camille était-elle devenue à son tour, dans cet asile, « une créature », à l’existence minérale et atemporelle ?

Peut-être qu’à l’asile de Montdevergues, pendant ses trente longues années de silence, Camille Claudel a créé inlassablement, farouchement et passionnément le Néant ?

A ce propos nul ne sait et ne saura rien.

En écrivant ces quelques lignes à son sujet, cette première mise à distance que permet l’écrit ne suffit pas à calmer l’intensité de l’émotion qui est la nôtre à l’évocation de son parcours et de ses œuvres.

Il fallait un courage fou pour affronter une telle destinée !

Le défi était peut-être le trait personnel le plus visible de Camille Claudel. Elle défia les préjugés de la société dans laquelle elle vivait dans presque tout ce qu’elle entreprit.

Tout d’abord sa carrière de sculpteur, ensuite son entrée dans un atelier où, avant elle, ne travaillaient que des hommes. Plus encore, sa liaison avec le maître de cet atelier, ainsi que sa détermination à sculpter le nu avec la même liberté que ses collègues masculins, mais aussi son insistance à solliciter les commandes de l’Etat pour des œuvres qui ne pouvaient que choquer la morale sexiste du monde de l’art.

Chacun de ses choix défiait les préjugés de son époque.

Il lui fallut un courage immense pour continuer à rejeter les restrictions qu’on voulait imposer à sa liberté d’expression, malgré les représailles réelles dont elle était la victime, et qui constituèrent malheureusement le creuset de ce qui prendra une tournure tout à fait délirante (au sens psychopathologique du terme).

En refusant de s’incliner devant ce que la société du XIXième siècle attendait d’une femme dans le domaine de la création artistique, Camille Claudel s’accorda la liberté de créer des œuvres capables de rivaliser avec celles des plus grands artistes et elle put leur donner une profondeur émotionnelle et sensuelle entièrement originale.

C’est d’ailleurs elle qui libéra la nouvelle sensualité que l’on trouve dans les plus grandes œuvres de Rodin.

Le génie de Camille Claudel se reconnaît également dans son talent exceptionnel à tailler la pierre, dans son sens inné de la forme et dans la hardiesse avec laquelle elle interprétait le nu.

Pour terminer, je propose et prends le risque d’une conclusion en prose poétique, que ce parcours et la rencontre avec l’œuvre de Camille Claudel m’a donné envie de composer...

‘«  L’avare terre qui ne ment jamais.
Lorsque la lune passe au travers de l’asile où elle a perdu la notion du temps,
Elle respire l’odeur de la terre.
Regardez-la à genoux, cette douleur de femme ensevelie dans la lumière 91 .

Elle gratte de ses deux belles mains à la terre arrachée du sol, la terre de Villeneuve.
Elle qui sera tour à tour belle Intransigeante, Féroce amie,
Pourquoi la douleur a-t-elle eu raison d’elle ?

Sa famille autour est un monde de silence ou de conflits dont Elle se fiche.
Entendue par le père qui accède à sa demande.
Une respiration,
Un geste émergent.
Une main s’approche de la chose informe, la réchauffe et la transforme,
Contact-toucher la matière.

Un premier rythme.
S’en imprégner et tour à tour s’en détacher ?
Sentir en son corps le mouvement,
Celui de l’Irreprésentable à mettre en forme, ordonner.

Corps à corps, incarner les sensations,
de l’émotion touchée au partage.
Dans la sphère fusionnelle et une, seule, volcanique,
jusqu’à l’Intermédiaire.

Goût, odeur, mouvance, humide, peau, tactile,
les sens en errance,
se regroupent.
Le bloc. Prima matéria.
T’attaquer pour mieux t’apprivoiser !



Sauras-tu expérimenter, réceptionner en ton sein,
à partir et au delà du corps à corps
charnel, sensuel, érotique et cruel,
cet espace-carapace entre-deux ?

Peur d’être envahie.
Elle a peur de perdre ce qui la rattache à cette communauté des vivants.
Elle redoute qu’on la suive de trop près.
Elle est muse intransigeante, plus que cela,
Elle crée.

Elle veut et cherche obstinément le Fond, à partir duquel la profondeur et la résonance des corps-matière se déploient et pas seulement l’écho du miroir.
Elle recherche avec acharnement à incarner dans la pierre une différence, celle qui signerait le volume à partir de l’érotisme fusionnel et magnifique avec la peau maternelle et jamais vécu en son temps,
que le passage au trois, plus loin que la soustraction et la division,
Est Un possible,
et que s’y crée,
par surcroît, un petit Plus de Rien du Tout,
une Adversité toujours tumultueuse,

Quand bien-même le Tourment qui la distord tendra sournoisement à couper tous les liens,
L’œuvre-signe restera.
Défiant la fosse commune où Elle gît.

La Trace inconditionnelle presque domptée,
celle aussi du Désir partagé et jamais abouti,
Trace et Signe d’une blessure féminine,’

Manque,
à jamais refermée,
inscrite en son sein et comme ouverte,
et pour toujours,
Fendue. »

Notes
91.

CLAUDEL P. L’endormie.