1. La symbolisation

A partir de la matière terre « à l’état brut », cette première « mise en forme de l’informe » au sein du dispositif autorise et invite à une dimension d’adresse (singulière) à travers les modelages. Ces derniers, à partir de leurs mouvements d’apparition et de traitement de la forme, réactivent par l’entremise du travail du médium malléable, ainsi que nous l’avons présenté, le lien à l’objet primaire.

Témoignant du lien spéculaire qui unit celui qui produit de ses mains la forme à la matière qui l’incarne et qu’il illustre en retour par le geste, à travers elle et les empreintes qu’il y laisse, se reflètent bien les états de son « monde interne », selon les degrés de désorganisation mais aussi de structuration psychique possibles qui lui sont propres.

Ces formes, adressées et partagées avec le thérapeute, mais surtout avec et à partir du groupe, dans l’espace du cadre-dispositif à médiation par la terre, sont des formes empruntes (empreintes) d’une tentative d’organisation de ce monde chaotique et s’adressant à un autre, à d’autres.

Au sein du dispositif, les personnes qui utilisent la matière terre montrent comment l’image du corps peut être révélée, modifiée ou restructurée par la mise en forme plastique. Entre ceux comme Boris qui dévorent le matériel, certains en prennent connaissance par la bouche, d’autres pour se remplir (remplir un corps, un trou sans fond), et ceux qui ont pu utiliser la matière pour véhiculer l’agressivité et décharger des tensions (Paul qui frappe à grands coups ses formes), on voit bien que le corps est partout dans cette rencontre entre la personne et la matière.

Si certains ne pourront toujours pas, par phobie du contact, toucher la matière avec les doigts en fin de prise en charge (Louise), pour d’autres comme Victor, nous assisterons à la naissance des premiers contenants avec leurs limites (passage de formes vides de contenus et béantes, aux formes en trois dimensions et fermées).

Le corporel représente le lieu possible de perception des éléments bruts, perceptions qui se mentalisent ensuite. C’est-à-dire qu’en plus de « mettre la main à la pâte», le thérapeute doit être à l’écoute de son corps et de sa propre sensorialité. La neutralité devient alors un travail de dégagement dans l’après-coup. C’est pourquoi l’analyse des mouvements et réactions sensoriels est primordiale. Le côté primitif de la relation est fondé sur le sensoriel et donne au contre-transfert une tonalité toute particulière : vécus très intenses d’impuissance, de désespoir ou de colère, d’inaccessibilité, mais aussi parfois de petites joies « de rien du tout » qui permettent de « retrouver le fil » et de relancer le tissage du lien...

Il faut aussi supporter de ne pas, ne plus rien y comprendre, c’est-à-dire être dans la maîtrise par la non maîtrise et de s’exposer à des ressentis parfois désagréables.

Le rôle des soignants peut parfois s’apparenter à une simple « conjonction de subordination », mais signifiant le travail de création qui permet des liens de continuité entre représentants psychiques et affects (travail qui renvoie à la stratégie du préconscient). Le soignant met à disposition son appareil psychique, contenant, qui donne un cadre et un sens aux échanges archaïques.

Quant au travail en cothérapie, celui-ci permet de modeler, d’aménager le paysage dans lequel se déroule la rencontre, de manière à pouvoir retrouver ou trouver un sens caché, perdu et incompréhensible, à la trajectoire du sujet en souffrance. Et il s’agit bien là d’un travail au cas par cas, sur-mesure pourrait-on dire, à partir et en partance des accordages sensoriels et affectifs entre thérapeutes.

S’il faut une matrice psychique pour favoriser l’émergence du sens, le thérapeute ne doit pas non plus tout accepter de cet univers chaotique : faut-il se laisser régresser jusqu’à ne plus penser?

Si « penser la cohérence » s’apparente parfois à une défense (en un certain sens le désir initial de cette recherche y participerait), il s’agit de continuer à penser, car le plus grand risque avec les sujets désignés « déficitaires » est le désinvestissement : le regarder et penser à autre chose, laisser faire les stéréotypies, ou pire, se lancer dans un activisme forcené.

Accompagner l’expérience régressive, se laisser porter par le tumulte ou l’apathie manifestes, « laisser faire » et se proposer soi-même comme matière malléable, « bonne pâte » pourrait-on avancer sans péjoration, seraient les maîtres mots de l’expérience de la pratique singulière avec ces sujets.

Mais ceci ne va pas forcément de soi (cf. la séance au cours de laquelle j’ai l’impression de veiller des agonisants). Survivre au chaos et ne rien comprendre est un premier pas : contenir le chaos, c’est « être avec.» Il faut que le thérapeute puisse trouver, se créer, maintenir et préserver une continuité interne, face aux discontinuités du sujet déficitaire.

En ce sens, il fut très important de pouvoir non seulement partager cette expérience en cothérapie, mais aussi faire état de mes recherches et trouver une écoute et un écho dans le cadre des séminaires mensuels à l’université.

Les personnes du dispositif « commenceraient à penser », en ce sens où ils exposent en langage préverbal les représentations primitives de l’établissement des premières relations construisant le Moi-corporel et l’espace. Chez le sujet qui n’a pas accès à la parole, l’image du corps est une médiation pour dire les fantasmes qui habitent et organisent son monde interne, cette manière de dire restant à décoder. Toute la difficulté est de ne pas interpréter d’emblée du matériel plastique, mais de considérer l’enchaînement des productions (comme les associations d’idées dans la cure analytique).

En effet, l’image du corps et les traces de l’originaire ne sont pas représentés dans le modelage, elles ont à se révéler par le dialogue analytique avec le patient (enchaînement des productions, chaînes associatives groupales).

Par ailleurs, le toucher et le contact participent aussi à la construction intrapsychique en ce sens que les processus psychiques primaires sont à l’œuvre dans l’association des idées, qui se font par contiguïté et par similitude.

La manière de modeler, propre à chaque sujet, peut être considérée comme signifiante et le modelage final comme un signifiant corporel en ce sens où l’activité plastique obéit à des « lois de composition » dont nous avons dégagé une structure spécifique.

Le modelage constitue un support pour la symbolisation primaire.

La symbolisation primaire rend donc compte du temps premier de la constitution des premières formes de représentants psychiques de la pulsion, premier travail de métabolisation de l’expérience pulsionnelle (transformation des traces perceptives en représentations de chose).

Mais que se passe-t-il quand cette symbolisation primaire est défaillante, comme c’est le cas dans les organisations psychotiques ou les troubles autistiques ?

Pour pouvoir se déployer correctement, le travail de la symbolisation primaire a besoin d’objets psychiques singuliers et disponibles qui puissent être investis et utilisés. Il existe aussi des objets matériels qui, de par la nature même de leur matérialité, servent de manière privilégiée à la symbolisation primaire dont ils permettent de percevoir certaines caractéristiques fondamentales. En particulier, les objets qui ont les caractéristiques du médium malléable permettent ce mouvement de symbolisation primaire.

L’utilisation de la figure sensorielle plastique permet à l’observateur clinicien d’accéder à la symbolisation primaire (par l’entremise du médium malléable). Pour le patient, elle peut être à la fois une étape de recherche active de Moi-auxiliaire partiel et une étape de récupération d’une fonction alpha partielle (Bion). Cette utilisation permet une première réappropriation du corps propre, structure dont il est crucial d’assurer la permanence et la continuité (apparition et disparition de formes dans un jeu permanent de formation, déformation, adaptation d’elles-mêmes).