2. La psychose : une affaire de groupe

Cette première « mise en forme » de la matière, adressée et reprise dans le cadre-dispositif à travers la transformation psychique offerte par le travail de groupe et aussi celui de mise en pensée des thérapeutes, a donné lieu à des formes concrètes capables d’affronter le temps. Les formes produites rendent compte des chaînes associatives, d’une séance à l’autre, témoignant tour à tour de la spatialité psychique du sujet ainsi que de celle des processus ayant trait à la constitution du groupe et de ses enveloppes.

Les différents temps décrits de la construction de notre mise en pensée du groupe, à partir des états de la matière, risqueraient de négliger qu’au fond, « le groupe » en lui-même, était présent d’emblée, ainsi qu’à partir des effets de la groupalité interne qui s’y inscrivaient et dont les résidus métonymiques constituaient un lieu de dépôt, de mise en forme, mise en sens.

Alors, sans le groupe : pas d’issue pour la pensée ?

Nous avons expérimenté que le groupe, en particulier dans le cadre d’une pratique avec des personnes psychotiques, semble d’emblée offrir une dimension symbolisante.

Les actes symboliques décrits à partir des sphères plus individuelles témoignent des différents temps de la groupalité. Les uns et les autres se sont construits en étayage. Nous avions pensé intégrer à notre grille de repérage des actes symboliques les « états du groupe », mais cela présentait le risque de stigmatiser, figer le groupe dans un temps particulier et de négliger les rapports toujours complexes d’inclusion, de superposition ou d’exclusion des processus psychiques à l’œuvre.

Or, ce sont bien les va-et-vient entre la constitution du groupe, hic et nunc, qui permettaient le déploiement des actes symboliques, non seulement en fonction de ce dont les sujets pouvaient témoigner, mais aussi et toujours de ce que la situation groupale avec les chaînes associatives et les processus qui lui sont propres pouvaient engendrer (c’est la fonction « conteneur » du groupe).

Les processus de la symbolisation auraient trouvé matière à s’incarner. Mais les actes symboliques décrits, rappelons-le, ne valent que parce qu’ils se déploient et s’inscrivent dans le cadre du dispositif groupal à médiation par la terre, parce que la mise au travail du médium malléable leur donne une possibilité d’utilisation, d’empreinte, de résistance.

Les personnes psychotiques nous auraient-elles permis d’apprivoiser notre propre groupalité interne ? Pourquoi avoir mis tant de temps pour parvenir à penser cette question ?

Il s’agirait dans un temps premier d’une position contre-transférentielle quasi aussi rigide que celle propre aux processus autistiques auxquels nous nous confrontions.

Rien ne nous assurait aux débuts du groupe qu’il existait une membrane capable d’inscrire et de conserver les traces de ce qui apparaissait.

Un groupe est une enveloppe qui fait tenir ensemble des individus. Tant que cette enveloppe n’est pas constituée, il peut se trouver un agrégat humain, il n’y a pas de groupe, nous dit D. Anzieu.

Rappelons alors que dans le cadre du groupe archaïque, il me fallait souvent au début faire appel à ma mémoire pour vérifier que tout le monde « était bien présent » (et il n’y avait jamais d’absents à ce moment là.) Cette première « recomposition du groupe » dans ma tête était bien la preuve que le groupe commençait à exister à travers cette première délimitation et ce « portage en interne », dans mon propre appareil psychique. Le groupe commencerait à exister « dans la tête » du thérapeute, qui peut contenir et transformer ce matériel, en convoquant et mettant au travail sa propre groupalité psychique interne.

Si le pâteux a menacé de rendre poreuses les frontières entre les êtres et de nous diluer tous ensemble dans ce magma, c’est aussi la groupalité psychique des autres membres du groupe liée à celle des thérapeutes, qui a permis de contourner ce risque. Les processus s’emboîtaient les uns dans les autres, devenant de plus en plus élaborés et plus complexes, à l’image des formes sensorielles qui s’enchaînaient au fil des séances, ainsi que prenait corps la réalité psychique groupale.

Et c’est bien à partir de « cette boue originaire » (le pâteux de la barbotine), qu’a pu naître le groupe, dont les appareillages singuliers au sein d’une entité qui les dépassait et les mettaient en forme et au travail, la réalité psychique groupale, déroulait alors des chaînes associatives témoignant de la construction d’une histoire, plus encore, d’une trame symbolique.

Il y aurait quelque chose d’évident dans la mise en rapport du groupe et de la psychose, qui renverrait sans cesse l’un à l’autre, tout comme il nous apparaît maintenant que l’image du corps est d’abord et avant tout groupale.

Les sculptures de Camille Claudel sont-elles, à ce titre, des représentations de groupe ? Répondre à cette question permettrait de lier émotion intime et histoire personnelle se dégageant de ses œuvres, à des éprouvés partagés et une histoire universels.

Lorsque sa création se tarit et alors qu’elle est dans l’isolement le plus complet et dans la peur extrême parce que déjà enfermée dans un délire de persécution (ses persécuteurs sont-ils une projection de sa groupalité psychique ?) et qu’elle détruit ses œuvres à coups de marteau, Camille tente-t-elle de préserver quelque chose de son unité intérieure menacée, ou bien s’attaque-t-elle à réduire à néant ce que ses œuvres portent de la multiplicité ?

Soulignons que nombre de ses créations sont des scènes à trois, qui donnent à voir quelque chose du groupe.

Nous oserons dire qu’il y a en tous les cas « du groupe à s’en émouvoir » dans son œuvre, car quand bien même elle sombra dans la psychose (folie qui, aujourd’hui, on peut s’autoriser à l’imaginer, ne serait pas guérie mais peut-être mieux soignée), nous nous sentons toujours aussi proche d’elle.

Les œuvres de ces créateurs, dont certains ont souffert le martyr, sont aussi à notre sens partie constitutive du patrimoine de notre groupalité psychique interne à laquelle ils participent.

Et si nous sommes universellement sensibles aux signes qui émanent de leurs œuvres, que ces signes nous touchent et trouvent un écho dans notre intimité la plus profonde, et au-delà des souffrances abominables que les auteurs ont pu endurer, c’est bien qu’il y a dans cette rencontre la marque du semblable, du partage.

Sans cette « pâte commune » et qui résonne, la vie serait peut-être bien ennuyeuse...

Alors avec beaucoup d’humilité, que ce travail leur soit aussi dédié.