3. Laisser venir les fantômes...

Parvenue au terme de cette recherche, j’aurais envie de dire, en proie à une joie certaine, mais déjà aussi à un peu de nostalgie : « Quelle aventure ! »

Vient maintenant le temps de la séparation...

Je puis à mon tour affirmer, au sujet de l’activité spéculaire du psychisme propre à l’originaire que P. Aulagnier (1975) a mis en évidence, qui jusqu’alors concernait dans mon travail les personnes psychotiques dans leur rapport à la matière brute, avoir moi-même expérimenté ce rapport dans l’élaboration de cet écrit. Cette composition a mobilisé ma sensibilité, à partir de ma propre sensorialité.

L’élaboration de ma pensée se construisait d’abord et avant tout « en miroir » de la matière clinique brute qui se présentait à moi, pour la modeler à mon tour, la mettre en forme et l’organiser. Néanmoins, je ne restais pas prisonnière de cet effet spéculaire.

Ecrire implique un bouleversement qui nécessite de s’organiser (voire se réorganiser) « en interne », mais aussi à l’extérieur de soi un environnement particulier, qui serait propre à chacun. Pour ma part, il m’aura fallu « me mettre au vert » en retrouvant dans une maison généreusement prêtée à la campagne des lumières, des odeurs, qui m’ont permis de retrouver le rythme apaisant de la nature mère. Se couper un temps du monde pour se laisser « doucement régresser » à un état intérieur à partir duquel s’originerait bien toute création psychique. Le formlesness de Winnicott constitue le point de départ, le « point aveugle » à partir duquel tout un chacun doit composer.

Ce moment de « douce régression » fut pour ma part joyeux. Mais je n’ai pu m’empêcher de penser que face à cette question, nous ne sommes pas égaux. Ceux qui sont dans la nécessité de la création pour survivre le diraient probablement avec d’autres mots, à partir d’autres maux.

Si Camille Claudel, et aussi les patients psychotiques, m’émeuvent tant, c’est peut-être parce qu’ils ont la capacité de faire resurgir en moi comme en tout un chacun « du semblable, du même », mais aussi et surtout de nous emmener (pour ne pas dire parfois de nous « rapter » émotionnellement, comme c’est le cas avec Camille), en nous permettant de trouver une « impulsion » à partir de ce noyau (psychotique), pour aller plus loin.

Aller plus loin, toujours avec eux, mais aussi et surtout dans la rencontre de l’altérité interne, propre à chacun et présente entre les êtres, constituant cet espace de manque à jamais irréductible, lequel nous « pousse » à chercher, bâtir, penser, créer, enfanter...

C’est sûr, ce qui « pousse » les créateurs à faire œuvre, peut-être aussi ce qui interroge le psychologue et tous ceux qui y sont sensibles, c’est bel et bien cette « prima materia » à mettre en forme. Des uns aux autres, la matière brute, si elle semble partir du même point d’origine, ne serait pas la même et pas ressentie ni transformée au même endroit, quoi que...

Il n’empêche que cette « prima matéria », tout comme la psychose, pourrait nous prendre tout entier dans ce risque de la fascination, par un effet de miroir, si nous ne tentions, à partir de nos parcours singuliers (et à ce titre notre histoire intime est elle aussi et avant tout la prima materia qui oriente nos routes), de nous en déprendre.

Partant de la même illusion que celle qui anime l’enfant qui ramasse dans la boue une substance dont il s’imagine faire des empires, lesquels se solderont dans la confection du « pot à crayons » trônant et perdurant sur le bureau d’une mère ou d’un père qui accueilleront avec tendresse et émerveillement cette « petite création de rien du tout » qui leur est adressée, nous aurions tous une désillusion à affronter.

Mais à partir de l’illusion désillusionnée de l’empire qui n’existera peut-être bien que dans l’imaginaire de l’enfant, le pot à crayons symbolise : c’est encore un trajet qui part du vide et du plein qui s’affrontent, une histoire de contenants, de peau.

Du pâteux qui nous menace sous forme de retour à la matière à l’élaboration du pot, la subjectivité au travail s’inscrirait dans les processus qui mènent au « produit fini » et témoignent de la symbolisation à l’œuvre et d’un mécanisme sublimatoire ?

Il y a le temps de l’éprouvé du formlesness (que nous pourrions à juste titre rapprocher de l’état pâteux de la matière et de « l’informe » dont il a été question dans notre travail), temps de désorganisation nécessaire à la mise en forme et à la tentative d’organiser au dedans une première cohérence de ce qui se dessine au dehors.

Il y a les moments de jubilation pour ne pas dire de jouissance propres à l’élaboration formelle, le « modelage de la pensée » qui s’organise et l’écriture semble alors couler naturellement et spontanément, s’incarne dans le déroulement du texte et y prend corps, trouvant un rythme qui rejoindrait celui du cosmos, de la nature mère et des sensations premières.

Il y a aussi les moments de doute atroce, la cohérence étant menacée par un retour surmoïque qui viendrait dire que « c’est insensé », que tout cela n’est que le produit d’une défense monumentale érigée contre le vide, nous ramenant au noyau psychotique en quelque sorte, menaçant de nous coincer à nouveau dans le rapport spéculaire, condamnant la pensée à l’errance, au « sans corps » et sans enveloppe de contenance.

Il s’agirait alors d’une redite du « Miroir, mon beau miroir... », à travers une version soumise à variations. Cette dernière correspondrait à l’expérience de Persée, qui contemple dans l’image renvoyée par son bouclier celle de la Gorgonne. S’il l’a tuée par ce stratagème, alors qu’elle avait le pouvoir de foudroyer de son regard ceux qui s’y laissaient prendre, c’est bien aussi sa propre image qu’il contemple. La sculpture de Camille Claudel à ce sujet, lorsque l’artiste commence à se sentir « coincée » dans son processus de création et que la folie la guète nous le fait bien ressentir.

Il est alors nécessaire de se trouver un nouveau souffle, d’aller « se réinjecter de l’Autre » pour que la boucle ne se referme pas sur elle-même. Puis alors l’extérieur, « l’Autre » (un directeur de recherches, un(e) ami(e), une sœur, un collègue ou encore un psychanalyste), qui nous entend ou qui nous lit, nous permet de rebondir et de mettre à distance ce risque de renoncement ou de « torpillage » de ce qui se construit alors. Les défenses s’assouplissent (entre autres le recours compulsif à la théorie), et « le public interne » (interlocuteur ou lecteur imaginé, véritable groupe interne qui condense les personnages susnommés) est convoqué, et cette dimension d’adresse à un autre permet alors d’inscrire dans un espace plus juste, nous « décalant du miroir », pour se proposer comme un espace au-delà de la fusion psychotisante, un espace à « plus de deux ».

D’ailleurs, ne dit-on pas que dans une rencontre, on est toujours « plus que deux ?»

C’est donc finalement à partir de, et dans mon corps, que j’aurai aussi laissé « nicher et incuber » les éléments hétérogènes issus de la rencontre avec les patients, éléments qui ont constitué tour à tour le socle et le creuset de mon propre questionnement, le besoin de les élaborer dans une pensée pour leur donner une cohérence, à nouveau « un corps », et à partir de cette mise en forme, leur permettre de croître pour envoyer en retour, à partir du « même », un écho différent, modelé aux formes de l’altérité.

Au terme de ce travail, les associations qui me viennent témoignent de la groupalité psychique interne à laquelle j’avais résisté. Ce travail semble s’emboîter avec les éléments de mon histoire personnelle et ceux de mon parcours professionnel. Les processus psychiques s’appareillent bel et bien les uns aux autres d’abord et avant tout selon un lien de contiguïté avant de pouvoir être pensés dans un lien de continuité et être mis en forme, en histoire, insérés dans une trame symbolique qui alors pourra inclure de l’Autre en son sein et croître.

Mais pour cela, il faut « laisser venir les fantômes »...

Fantômes de notre histoire personnelle, fantômes de l’histoire de l’institution, et surtout fantômes auxquels la psychose nous confronte. Au sein de la psychose, la froideur de ces entités nous fait ressentir que ces fantômes y sont en errance. Ils menacent toujours et encore de « mortifier en retour » celui qui s’y colle, pour qu’enfin advienne le corps singulier d’une pensée qui fait sens et d’une émotion partagée.

Enfin, avec une émotion certaine, il faudra nous déprendre de « cette aventure » pour composer, avec nos mots, la conclusion qui s’impose. Moments d’angoisse aussi, qui nous met dans un vécu d’insécurité, de fragilité, nous donnant presque l’impression « d’être toute nue », mais il est temps maintenant « d’ouvrir » et de proposer alors à d’autres de prendre connaissance de ce travail, de le lire, d’accepter de se risquer à l’altérité, et tout simplement, de ponctuer par un point final, aussi pour pouvoir « grandir » et passer à autre chose...