II.1.1. Les écoulements dans l’Antiquité

II.1.1.1. Les écoulements permettant les amenées d’eau

L’exemple de la mise en eau de la ville de Ninive marque bien cet aspect de la relation entre lieu d’utilisation et réseaux (fig. 1.1). Ce serait à la charnière du VIIIe et du VIIe siècle que la ville, d’origine mythique et archéologique très ancienne26, serait dotée d’un important système hydraulique. Dans un premier temps et pour les besoins en eaux des vergers de la ville, le roi Sennachérib (704-681) dérive par deux fois les eaux du Khosr sur les bords duquel Ninive est construite. Finalement, face aux besoins inextinguibles de la ville, il envisage de mêler les eaux de la rivière Gomel à celles du Khosr en construisant un canal de 55 kilomètres de longueur reliant les deux bassins-versants (fig. 1.2). Les ingénieurs du roi n’hésitent pas à construire un important pont-aqueduc. Enjambant une vallée à 9 m de hauteur, celui-ci mesure 275 m de longueur sur une largeur de 22 m (fig. 1.3)27.

La mise en place des aqueducs dans la Grèce antique procède de ce même décalage chronologique entre la fondation de la ville et la mise en place d’importantes adductions. Il en va ainsi de l’ouvrage hydraulique construit à Samos par le tyran Polycrate aux alentours de 530 av. J.-C. Athènes, qui est aussi de fondation ancienne, se dote vers la même période d’un aqueduc.

Dans l’empire romain, la relation entre lieu d’utilisation et réseaux pourrait se trouver différente. À partir de cette période, on peut éventuellement supposer que l’implantation d’une agglomération prend en compte la disponibilité en eau du site et les forts besoins des citadins de culture romaine. Cependant, un certain nombre de villes romaines ne se trouvent pas dans des lieux où l’eau abonde. Fondée au VIIIe siècle, la ville de Rome sera dotée de son premier aqueduc avec la construction de l’aqua Appia vers 312 avant notre ère28. L’eau est captée à plus de 16 kilomètres à l’est de l’agglomération, au niveau d’une source de la vallée de l’Anio. Auparavant, selon Frontin29, les Romains utilisaient les eaux qu’ils pouvaient trouver localement, dans le Tibre, dans des puits ou dans les sources. La future capitale de l’Empire s’équipera progressivement de dix autres aqueducs dont certains conduisent l’eau sur de longues distances30.

Dans le cadre de chronologies plus contractées, la situation de Rome correspond à celles de bon nombre de villes de l’Empire. Nîmes ne reçoit les eaux d’un aqueduc qu’à partir du milieu du Ier siècle. L’exemple de cette ville se rapproche de celui de Rome du fait de l’ancienneté de l’implantation, qui remonterait au VIe siècle avant notre ère. En revanche, elle intègre la culture romaine tardivement. Dotée d’une enceinte en 16 av. J.-C., elle ne trouve de grandes installations hydrauliques que plusieurs dizaines d’années plus tard. Certes, la ville dispose sur son site d’eau, en particulier de celles d’une source abondante qui sera l’objet d’aménagements monumentaux.

À Lyon, le premier des quatre aqueducs captait l’eau dans la vallée de Poleymieux. Il ne serait construit que près de 25 années après la fondation de la ville en 47 av. J.-C. L’impression prévaut que l’implantation des villes de la Gaule romaine ne prend en compte que de manière secondaire les capacités en eau des sites. D’autres raisons d’ordre stratégique, politique ou économique apparaissent plus prégnantes dans le choix du site. Il faut aussi prendre en considération les différentes évolutions du tissu urbain du fait de la croissance démographique et des effets de la romanisation. Une autre motivation dans la recherche de nouvelles sources d’eau est l’épuisement des points d’eau disponibles sur un site. Dans le contexte de l’histoire de la ville romaine, la construction d’importants systèmes hydrauliques devient une nécessité, ce qui ne semble ne pas avoir été le cas à la fondation ou à l’origine de la romanisation.

Nous venons de voir que d’une manière assez régulière, les gros travaux d’adduction d’eau n’interviennent pas dans les premières phases d’urbanisation. Leur construction n’entre pas nécessairement dans le processus de fondation de la ville antique. L’eau étant nécessaire à la survie et au développement économique, il faut cependant supposer que des systèmes hydrauliques se rencontrent dans les premières phases urbaines. La ville de Ninive implantée au bord du Khosr a dû disposer très tôt d’une irrigation vernaculaire. Rappelons par ailleurs les remarques de Frontin sur l’utilisation de l’eau à Rome avant la mise en place du premier aqueduc. Nîmes, Lyon et les villes de Gaule pouvaient naturellement disposer des eaux provenant de puits, de cours d’eau, de sources ou de citernes. La ville d’Amiens était correctement pourvue en puits à la chemise de pierres ou au cuvelage de bois. Le site antique du Mans captait des sources situées à 1,5 kilomètre31. Correspondant aux possibilités du lieu d’implantation, ces techniques du captage et de l’écoulement n’apparaissent pas avoir disparu avec la mise en place d’une gestion beaucoup plus ambitieuse des flux qui se concrétise dans le monde romain avec la construction systématique d’aqueducs à gros débit. La coexistence entre les grands ouvrages hydrauliques et des réalisations moins ambitieuses et vernaculaires se remarque généralement dans les villes antiques.

L’exemple le plus édifiant peut-être se trouve à Pompéi. La ville présente une situation où le système de distribution des eaux par aqueduc côtoie des réalisations moins complexes comme des puits pouvant être munis de chaînes à godets et ou encore des citernes recueillant les eaux de pluie. Les nombreux exemples de petites installations que les fouilles ont pu mettre en évidence semblent indiquer que la politique de construction de grands réseaux d’alimentation en eau ne s’est pas effectuée au détriment d’une conception plus domestique de l’utilisation des techniques hydrauliques. La manière dont semble avoir été répartie l’eau des aqueducs dans la ville laisse aussi envisager que les petites installations aient pu prendre le relais lors des pénuries d’eau collective32. Certains procédés comme le puits33 ou encore le stockage de l’eau de pluie34 ont pu d’ailleurs trouver une expression privilégiée dans le cadre de l’économie ménagère et de l’artisanat. Dans ces contextes, les réalisations ne sont pas dénuées d’un grand savoir-faire. La découverte de vestiges de pompes hydrauliques, comme à Périgueux ou encore à Lyon, met en évidence une certaine maturité à appliquer les effets de la pression et de l’incompressibilité des liquides (fig. 2)35.

L’existence d’une niche domestique dans l’utilisation des techniques hydrauliques est pour notre propos ultérieur sur les applications de l’eau dans le monde médiéval extrêmement important à constater. À la fin de l’Antiquité, les installations collectives sont amenées à disparaître. En revanche, la coexistence d’une utilisation de l’eau parallèle, à l’échelle de la propriété privée, pourrait être un des facteurs ayant permis le glissement des techniques et des savoir-faire vers le Moyen Âge.

Notes
26.

Selon la Genèse, la ville de Ninive aurait été établie par Nemrod, arrière-petit-fils de Noé (Gn 10-11). Les données archéologiques situeraient une occupation humaine à son emplacement dès le VIIe millénaire. La ville serait déjà implantée à l’époque d’Uruk au IVe millénaire. Le roi Sennachérib en fit la capitale du royaume assyrien.

27.

Bruno Jacomy, 1990, p. 432. Pierre-Louis Viollet, 2000, p. 62-66.

28.

Frontin, I-5. Pierre-Louis Viollet, 2000, p. 166-167.

29.

Frontin, I-4.

30.

L’aqua Marcia avait une longueur de 91 kilomètres. Il devance l’Anio Novus qui se développait sur 87 kilomètres avant les modifications effectuées sous Trajan.

31.

Jean-Pierre Leguay, 2002, p. 96. Les vestiges de conduites en bois ont pu être retrouvés près des anciens remparts de la ville.

32.

Cf. infra : la gestion de l’eau dans le monde romain.

33.

Les puits étaient généralement de section circulaire. Ils pouvaient être maçonnés avec des margelles de pierres comme à Feurs (Loire) ou encore à Vieux (Calvados). À Limoges, ils sont construits avec des fragments de tuiles. Un cuvelage peut être éventuellement réalisé (Robert Bedon et al. 1988, p. 275-276). À Amiens, de nombreux puits d’une section variant entre soixante-dix centimètres et un mètre vingt ont été mis en place sur une nappe phréatique peu profonde (Gérard Coulon, 1985, p. 64).

34.

Le stockage de l’eau dans une citerne est un autre moyen utilisé dans le cadre de la maison. La pratique était commune dans les maisons méditerranéennes munies d’un atrium. L’eau tombait dans l’impluvium, et de là, allait dans une citerne. Pline jugeait l’eau recueillie de cette manière peu propre à la consommation. Vitruve recommande un système de deux réservoirs permettant à l’eau de se décanter afin de garder son goût. Ces systèmes bien connus autour de la Méditerranée semblent moins courants en Gaule. Ils ont cependant pu être identifiés dans le Midi, à Fréjus, au Verbe Incarné à Lyon ou encore à Boulogne-sur-Mer (Robert Bedon, 1988, op.cit.).

35.

Pompe découverte à Périgueux, rue Bouquet, au fond d’un puits de 7,90 m de profondeur. Un tuyau de bois apportait l’eau à la surface après que celle-ci fut passée dans un corps en bois de chêne à deux cylindres. Le système mettait en fonctionnement deux pistons qui étaient actionnés par des bras depuis la surface. Selon la position des pistons, l’eau est emprisonnée puis rejetée hors du corps par deux tuyaux monoxyles. Robert Sablayrolles, 1988, p. 141-156. Voir aussi, Robert Bedon et al. 1988, p. 276.

Une autre pompe du même type a été découverte à Lyon à l’angle des rues Victor Hugo et Sainte-Hélène. Elle est constituée d’un corps en bois avec des cylindres manchonnés de bronze. Idem Robert Bedon et al. 1988, p. 276. D’autres pompes ont pu être retrouvées à Metz ou encore à Trèves. Les découvertes archéologiques sont assez nombreuses pour envisager un certain intérêt pour ce type de mécanisme. Alors légat impérial à Nicomédie, Pline le Jeune réclame une pompe à Trajan pour la lutte contre les incendies (lettre X, 33, 2). La pompe est un mécanisme où s’exprime l’esprit d’innovation. L’exemple de la pompe découverte à Bolsena où les clapets sont remplacés par de véritables soupapes en tronc de cône glissant sur un axe central est symptomatique de cette recherche vers des mécaniques plus performantes. Vitruve est le seul auteur latin à transmettre une description de la machine dont il attribue l’invention à Ctésibios, hydraulicien et mécanicien de l’école d’Alexandrie (première moitié du IIIe siècle avant J.-C.). Ctésibios est considéré par Vitruve, mais aussi Philon de Byzance et Héron d’Alexandrie comme le concepteur de nombreux mécanismes utilisant les qualités physiques des fluides. L’orgue hydraulique lui est attribué.

Dans le chapitre VII du livre X, Vitruve donne une description qui est très proche de la réalité archéologique.

« Cette machine se fait en cuivre ; on place deux cylindres d'une égale capacité assez près l'un de l'autre au bas de la machine. De ces cylindres sortent des tuyaux qui font une fourche, en se joignant, pour entrer dans un petit bassin placé au milieu, dans lequel sont des soupapes ajustées sur le haut de l'ouverture du tuyau, pour empêcher de ressortir tout ce que l'on a poussé avec force dans le bassin par le moyen de l'air. Sur le bassin, il y a un capuchon en manière d'entonnoir renversé, qui est joint fort juste, et attachée avec des clavettes qui passent dans des pistons, de crainte qu'elle ne soit enlevée par la force de l'eau lorsqu'elle est puissamment poussée ; au-dessus, on soude avec la chape un autre tuyau qui est dressé en plomb et que l'on nomme la trompe. Au-dessous de l'entrée des tuyaux qui sont au bas des cylindres, se trouvent des soupapes qui ferment les trous qui sont au fond des cylindres. On fait entrer par le haut de ces cylindres des pistons polis au tour et frottés d'huile, lesquels étant aussi enfermés dans les cylindres, sont alternativement haussés et baissés par une manivelle et des barres auxquelles ils sont attachés, et pressent ainsi continuellement l'air avec l'eau qui y est enfermée. Or, comme les soupapes bouchent les ouvertures par lesquelles l'eau est entrée dans les cylindres, la compression la force à entrer dans le petit bassin par les tuyaux qui y aboutissent : là, elle rencontre le couvercle qui l'oblige de s'élever dans la trompe. Par ce moyen, on peut faire monter une eau basse dans un réservoir élevé, et former ainsi une fontaine jaillissante. » Vitruve, 1673-1979, p. 318-319.