a. Histoires d’écoulement, histoires de moyens

L’élaboration d’une technologie de l’eau

La construction des grands ouvrages hydrauliques et la gestion d’énormes quantités d’eau nécessitent savoir et savoir-faire.

Les techniques de l'arpentage et du nivellement doivent être élaborées. À Ninive, le canal du roi Sennachérib qui permettait de relier sur plusieurs dizaines de kilomètres deux bassins versants suppose une conceptualisation préalable qui met en jeu des connaissances théoriques et pratiques diverses. Le besoin de maîtriser l’eau stimule la connaissance des phénomènes physiques et l’appréhension des règles de l’arithmétique et de la géométrie. Vitruve consacre un chapitre entier aux nivellements des eaux et aux instruments de mesures permettant les visées topographiques36.

Les techniques liées aux écoulements s’établissent progressivement en véritable technologie.

La Mésopotamie et l’Égypte, puis le monde grec apparaissent comme des laboratoires où se mettent en place puis se développent diverses techniques.

Le système du qanât est connu avant la fin du VIIIe siècle précédant notre ère. Les qanats sont des galeries drainantes creusées à partir de puits verticaux qui, placées à flanc de colline, permettent de capter les eaux de nappe phréatique (fig. 3.1). Certains ouvrages ont plus de 100 km de longueur37. La première mention de l’emploi de ce dispositif ingénieux se trouve dans le récit de la huitième campagne du roi assyrien Sargon II contre le roi d’Urartu, Rusa I. Il y est fait une description élogieuse de l’adduction de la ville d’Ulhu alimentée par un réseau de qanâts38. Par la suite, les Perses adoptent le procédé pour la mise en valeur du plateau iranien et pour l’alimentation de leur ville, Ecbatane.

Les Minoens apparaîtraient comme novateurs dans la mise au point de conduites forcées composées de pots en terre cuite emboîtés. À Cnossos, l’hôtellerie et le palais étaient alimentés par ce type de dispositif qui se développait sur près de 15 kilomètres (fig. 3.2).

Les Mycéniens amènent aussi l’eau à leurs palais sur des distances non négligeables. À Pylos, dans le sud-ouest du Péloponnèse, l’aqueduc qui apporte l’eau au palais est réalisé avec des tronçons qui peuvent être en terre cuite, en forme de canal en U, en bois ou encore creusés dans le rocher. À Mycènes, ce sont des canaux creusés dans le rocher qui apportent les eaux de sources distantes et alimentent une citerne souterraine.

Le type de conduite en tuyaux de terre cuite emboîtés, que l’on trouve dans le monde minoen, sera régulièrement employé dans le monde grec (fig. 4.1). Construit aux alentours de 530 avant J.-C., l’aqueduc de Samos utilise cette technique. Mais l’ouvrage de l’île ionienne est surtout connu pour son tunnel qui permet à l’aqueduc de traverser une colline. Il s’agit d’un tunnel horizontal de plus de 1 000 m de longueur dans le sol duquel est creusée une tranchée dont la profondeur augmente progressivement d’amont en aval jusqu’à atteindre 8,50 m de profondeur (fig. 4.2)39.

Pour amener l’eau, d’autres dispositifs permettent de contourner la difficulté de traverser les reliefs. Le système du siphon inversé apparaît sur les systèmes d’adduction des villes d’Asie Mineure et de Palestine. Au IIe siècle avant J.-C., c’est à l’aide de ce dispositif que l’eau de l'aqueduc de Pergame pouvait franchir une vallée de trois kilomètres pour 190 m de dénivelée (fig. 4.3).

Le monde romain bénéficie de la multiplicité des expériences qui ont pu être précédemment menées tout autour de la Méditerranée et dans l’Orient ancien. Sous l’Empire, le bagage de l’ingénieur, tel que l’on peut par exemple le percevoir chez Vitruve, fait la synthèse entre différentes acquisitions culturelles.

Ce syncrétisme technique bénéficie des avancées obtenues dans la connaissance des fluides. Dans la deuxième moitié du Ier siècle apr. J.-C., Héron d’Alexandrie contribue un peu plus, après Ctésibios, Philon et Archimède à la caractérisation des différentes propriétés de l’eau40. Les premiers principes de la physique des fluides sont posés dès cette époque.

Le monde romain dispose aussi de matériaux plus performants pour la construction. La mise au point du mortier de tuileau est un progrès remarquable dans le domaine de l’architecture hydraulique.

Bénéficiant de différents héritages, les Romains développent à grande échelle des systèmes permettant de répondre aux énormes besoins des habitants des villes de l’Empire. La technique du conduit maçonné, vraisemblablement hérité des Étrusques, permet aux ingénieurs des possibilités de débit important. Grâce aux aqueducs, l’eau inonde les villes. À partir de la seconde moitié du Ier siècle, les aqueducs de Rome apportent quotidiennement un minimum d’un million de mètres cubes41 ! Grâce à son seul aqueduc, une ville de moyenne importance comme Nîmes disposait de près de 40 000 m3 d’eau par jour42.

Notes
36.

Vitruve, VIII, 5.

37.

Marie-Claire Amouretti, Georges Comet, 1993, p. 53.

38.

« Ursa, le roi et seigneur de ce pays, poussé par son intelligence, fit voir à son peuple comment on ménage des sorties d’eau et il fit couler une eau aussi copieuse que l’Euphrate ». D’après Goblot H., 1979. Le système des qanâts se diffuse sous l’empire Perse. Ce sont des galeries qui permettent de recueillir les eaux de la nappe phréatique. Ce procédé va avoir un développement important dans le monde romain puis dans les pays islamisés. Il est utilisé communément dans l’Andalousie médiévale (André Bazzana, 2002, p. 22.). Son extension géographique permet de retrouver des systèmes de ce type jusqu’à la province antique de Belgique (Dossiers de l’archéologie).

39.

Renate Tölle-Kastenbein, 1990, p. 73-74. Le percement du tunnel de Samos qui d’après Hérodote est de l’ordre de 1 240 m utilise à la fois la technique connue pour le creusement des qanâts et les compétences de l’architecte Eupalinos en matière de visée et de calculs.

40.

Héron est le premier à avoir explicitement formulé que le débit volumique dépend de la section mouillée et de la vitesse du liquide. La notion de débit ne semble pas avoir été encore assimilée par les ingénieurs romains. Le calcul de la quantité d’eau fournie par un aqueduc était simplement établi à partir de la section mouillée du canal. Dans son audit sur les aqueducs de Rome, Frontin a cependant plusieurs fois l’intuition que la vitesse de l’eau intervient dans le débit du canal (Frontin, Livre I, XXXV ; Livre II, LXXIII). La mesure de débit employée est le quinaire qui permet de calculer la section utile de la conduite (Frontin, Livre I, XXV à LXIII).

41.

Pierre-Louis Viollet, 2000, p. 171. Dans son ouvrage sur les aqueducs de Rome, Frontin (41-1003) donne pour les huit aqueducs d’eau potable existant à cette époque un débit théorique de 977 000 m3/jour. Deux autres aqueducs seront construits par la suite, l’Aqua Trajana, vers 110 apr. J.-C., et l’Aqua Alexandrina, en 226 apr. J.-C., qui augmenteront encore la quantité d’eau arrivant dans l’Urbs.

42.

Chiffres donnés par Pierre-Louis Viollet, 2000, p. 171. D'apr. G. Fabre et al. Le pont du Gard. L’eau dans la ville antique, éditions. du CNRS, 1992. Compte tenu des importants dépôts calcaires déposés par les eaux, le débit de l’aqueduc de Nîmes aurait été réduit de moitié.