a. La disparition des grands aqueducs : une réalité bien contrastée

Il est généralement admis que les aqueducs ont été abandonnés dès le IVe siècle74. Construit au IIe siècle pour alimenter la ville de Metz, l’aqueduc de Gorze ne serait plus utilisé dans le courant du Ve siècle75. Au VIe siècle, l’aqueduc de Nîmes sert de carrière pour bâtir des églises et les remparts. À Lyon et au Mans, des tronçons d’aqueducs sont intégrés dans les fortifications urbaines76. Les modifications du paysage urbain, l’insécurité latente des campagnes sont considérées comme des causes pouvant expliquer la désaffection des amenées d’eau. Le pillage des conduites de plomb des aqueducs de Lyon a pu être évoqué pour expliquer l’abandon de la colline de Fourvière et du plateau de la Sarra au IIIe siècle77. D’autres raisons peuvent être évoquées comme le manque d’entretien, voire la difficulté à maintenir des systèmes obturés par les concrétions calcaires. Délaissé au VIe siècle, l’aqueduc de Nîmes constitue le parangon d’un système qui est progressivement bouché par l’encroûtement calcaire. La remarque est identique pour l’aqueduc de Fréjus78. Mais il ne faut pas se tromper sur les liens de causalité. L’origine profonde du désintérêt pour ces ouvrages est vraisemblablement à trouver dans les mutations sociale et culturelle de la société. Les aqueducs étaient régulièrement entretenus dans l’Antiquité. Leurs concrétions étaient notamment grattées. L’encroûtement des conduites est un des symptômes de l’abandon. Par ailleurs, l’utilisation et l’entretien de certaines conduites dans l’Antiquité tardive, puis au-delà, sembleraient indiquer que les situations sont diverses et qu’il ne faut pas tirer de conclusions hâtives sur l’abandon général des adductions collectives entre le IVe siècle et le VIe siècle. Selon l’Histoire des Francs de Grégoire de Tours, la ville de Vienne disposait d’un aqueduc bien entretenu au début du VIe siècle79. À la lumière de cet exemple, il faudrait éventuellement envisager qu’il n’y ait peut-être pas eu de ruptures brutales dans les modes culturels de l’eau à la fin de l’Antiquité. L’emploi, pour un temps, d’un dispositif hydraulique antique n’est pas propre à la ville rhodanienne. La littérature archéologique donne de précieux renseignements sur l’emploi d’adduction urbaine pour assurer l’alimentation des cuves baptismales. Le baptistère de Barcelone semble avoir été alimenté directement par l’aqueduc de la ville qui passait à près de 50 mètres de la cuve80. Daté de la fin du IVe siècle, le baptistère de Portbail dans la Manche disposait d’une adduction provenant peut-être de l’aqueduc de l’agglomération gallo-romaine81. La découverte à proximité du baptistère de constructions nécessitant un apport important d’eau permet de supposer l’existence d’une alimentation générale. À Lyon, la mise au jour de thermes publics datés entre la fin du IVe siècle et le début du VIe siècle, non loin des vestiges du baptistère Saint-Jean et de son adduction, pousserait à supposer qu’il existerait une alimentation provenant de la colline de Fourvière ou, peut-être, d’une ramification du réseau de distribution antique82. La piscine du baptistère Saint-Jean, à Poitiers, était ravitaillée elle aussi par une conduite provenant du haut de la ville. Là aussi, il faut se poser la question de l’origine de l’eau. Provient-elle d’un dispositif commun, qui pouvait entre autres desservir le groupe épiscopal, ou d’un système propre ? À partir de la reconstitution de Fernand Benoît pour le baptistère de Cimiez, Jean Guyon envisage un premier état du bâtiment raccordé à une conduite provenant de petits thermes qui persistent au nord des constructions chrétiennes83. Or, un aqueduc coulait directement au nord des thermes et de l’installation baptismale.

L’utilisation d’anciens aqueducs est aussi attestée dans le haut Moyen Âge. Au VIIe siècle, l’aqueduc de Reims est prolongé avec des canalisations en terre cuite qui permettent d’apporter l’eau au groupe épiscopal et au palais de l’archevêque Rigobert84. Au Mans, sous Charlemagne ou Louis le Pieux, un aqueduc est remis en état85.

Le cas le plus exemplaire de la pérennisation du système d’adduction d’eau antique se place à Rome86. Malgré les difficultés et les troubles dont a été victime la ville dans le haut Moyen Âge, la papauté a en effet cherché à garantir les installations hydrauliques en entretenant quatre des grands aqueducs87.

Les exemples de Rome, de Reims, du Mans et de plusieurs villes de Gaule révèlent une des raisons principales de la persistance d’ouvrages hydrauliques urbains entre le VIe siècle et le IXe siècle. Les usages de l’eau sont en effet détournés de leur première destination pour servir les besoins de la communauté chrétienne. La ville chrétienne impose progressivement une autre culture de l’eau. Elle oppose l’ancienne identité civilisatrice de l’eau à celle d’une eau desservant le Christianisme.

Notes
74.

Nancy Gauthier, 1997, p. 58.

75.

C. Lefèbvre, L’aqueduc de Gorze, L’Archéologue n° 52, p. 6-7. Voire aussi www.ac-nancy-metz.fr

76.

Jean-Pierre Leguay, 2002, p. 106.

77.

Amable Audin, 1956, p. 161-163

78.

Jean-Marie Michel, Chérine Gébara, 2002, p. 241.

79.

Grégoire de Tours, op. cit. p 31. Les troupes de Gondebaud sont entrées dans la ville par l’aqueduc grâce à l’entremise d’un ouvrier travaillant à son entretien. D’après le texte, le conduit d’adduction est toujours en activité et entretenu. Cependant, une question se pose avec ce texte car l’ouvrier hydraulicien a été expulsé de la ville avec une bonne partie de la population de Vienne. Il paraît surprenant de la part de Godesigile, en permettant la fuite du technicien, de laisser à l’assiégeant la possibilité d’utiliser un des talons d’Achille de la protection de la ville.

80.

Intervention de M.F.P. Verrié dans la discussion du XIe congrès international d’Archéologie Chrétienne : Lyon, Vienne, Grenoble, Genève et Aoste (21-28 septembre 1986), p. 1471.

81.

Jacqueline Pilet-Lemière, 1998, p. 302-304.

82.

Françoise Villedieu, 1990, p. 29-45 et p. 108. Jean-François Reynaud, 1998, p. 66-76. D’après la thèse défendue par A. Audin, l’abandon de la ville haute serait causé par le pillage des tuyaux en plomb des aqueducs. Mais rien n’atteste la destruction des conduites antiques dans le courant du IIIe siècle. Les nombreuses sources du pied de la colline de Fourvière apparaissent comme une autre possibilité d’approvisionnement en eau. Quel que soit le type d’approvisionnement, il est possible que l’adduction du premier baptistère et celle des thermes, avenue Adolphe Max, aient utilisé un système d’alimentation commun.

83.

Fernand Benoît, 1977. Jean Guyon, 1989, p. 1433 et 1436.

84.

Jean-Pierre Leguay, 2002, p. 107.

85.

Jean-Pierre Leguay, 2002, p. 106.

86.

D’après Procope, les aqueducs de Rome auraient été coupés par Vitigis vers 537. Bélisaire restaure les conduits après le siège des Lombards (Richard Krautheimer, 1999, p. 168). Des vestiges archéologiques de cette remise en état seraient encore perceptibles sous la forme de maçonneries composées d’assises superposées de briques et de petits fragments de tuf. Grégoire le Grand précise que les aqueducs fonctionnent en 602. Robert Coates-Stephens envisage que les amenées d’eau à Rome aient été utilisées dans le premier Moyen Âge pour les moulins de la ville, les latrines, les fontaines et les baptistères (Robert Coates-Stephens, 1998, p. 171). Au début du VIIe siècle, le pape Honorius Ier établit un moulin sur le Janicule alimenté par l’Aqua Traiana (idem p. 172). Plus tard, Grégoire II répare l’alimentation des bains de Saint-Laurent-hors-les-Murs. Au VIIIe siècle, les travaux du pape Adrien sur l’adduction correspondent à un programme plus général de restauration du cadre urbain de Rome. En 770, après le siège des Lombards, Adrien reconstruit quatre aqueducs, la forma Sabbatina (Aqua Traiana), l’Aqua Claudia, l’Aqua Vergine, et l’Aqua « Jovia ». Pendant l’Antiquité, l’Aqua Claudia franchissait le Célius de la porte Majeure au Nymphée du temple de Claude divinisé. Son cours traversait ensuite le Palatin, l’Aventin, le Transtévère. Au VIIIe siècle, il pourrait avoir principalement desservi les environs du Latran et le Célius. Le toponyme Jovia ou Jobia apparaît pour la première fois au VIIe siècle dans un itinéraire de pèlerins. Robert Coates-Stephens envisage que cet aqueduc corresponde à l’Aqua Marcia. La canalisation est en grande partie souterraine. La conduite suit le Célius et arrive jusqu’au Tibre, près de l’église Sainte-Marie-in-Cosmedine. Au début de son pontificat, Adrien fit reconstruire une centaine d’arches de la Forma Sabbatina. Il remit en état les conduites pour l’alimentation de l’atrium de Saint-Pierre, pour le bain voisin et pour les moulins du Janicule (Richard Krautheimer, 1999, p. 297). À cette époque, le Liber Pontificalis signale que l’eau des aqueducs suffisait pratiquement aux besoins de la ville. Au VIIIe siècle, les aqueducs Claudia-Anio Novus et le Jovia alimentaient le baptistère du Latran, les églises situées sur le Célius, des bains et fontaines. Il n’est pas exclu qu’ils aient fourni des moulins hydrauliques privés ainsi que des maisons près de la porta Maggiore, sur l’Esquilin, entre Saint Marie Majeure et Sainte Suzanne, et le long de son cheminement de l’arc de Néron au Palatin. À la même époque, près de la porte Furba, les côtés de l’aqueduc ont été renforcés par des contreforts. Durant le IXe siècle, les aqueducs Jovia et Traiana sont réparés régulièrement car ils alimentent les moulins du Janicule, les établissements du Vatican et peut-être les églises du Transtévère. Plusieurs documents décrivent le fonctionnement des amenées d’eau dans le courant du XIe siècle. Ce n’est qu’à partir du XIIe siècle que les aqueducs de Rome cessent progressivement de fournir la ville en eau (Robert Coates-Stephens, 1998, p. 173).

87.

Robert Coates-Stephens, 1998, p. 171-178; 2003, p. 81-114.