II.1.2.2. Hydraulique militaire dans le haut Moyen Âge

Dès le Haut Empire, une minorité des villes gallo-romaines dispose d’un mur d’enceinte. Ce n’est qu’à partir de la deuxième moitié du IIIe siècle et durant le IVe siècle que les villes antiques se dotent de fortifications. Si leur fonction défensive apparaît incontestable, les murailles ne semblent pas avoir été construites dans l’urgence et la grande insécurité. Certaines enceintes ont nécessité près d’un demi-siècle de travaux. Les ouvrages sont établis avec beaucoup de soins, voire avec un souci esthétique comme pour le mur de la ville du Mans93. La fortification complète de la ville de Sens demandera près d’un siècle. Les travaux de fortification d’Amiens ou de Reims se dérouleraient sur une quarantaine d’années. L’étendue chronologique et souvent, le soin apporté aux constructions laissent envisager que ce ne soient pas uniquement les nécessités militaires qui aient prévalu pour l'édification des remparts. Des considérations d’ordre esthétique, économique ou encore religieux ont pu être impliquées dans la création d’enceintes fortifiées94.

Dans les systèmes de protection, les atouts de l’eau sont exploités. Les cours d’eau naturels complétés par des canaux ou des fossés soutiennent la défense offerte par le mur ou encore la remplacent. Les travaux hydrauliques peuvent être importants à l’image de ceux mentionnés par Grégoire de Tours pour le castrum de Dijon. La description que donne l’évêque de Tours situe bien les parts de la nature et des hommes dans l’aménagement du site95. La rivière Ouche coule au sud. Un affluent du cours d’eau, le Suzon, traverse la ville depuis le nord, d’une porte à l’autre. Apparemment, les fortifications, bien construites, munies de trente-trois tours, sont entourées de fossés alimentés par les eaux du petit cours d’eau. Dans ces fossés, l’eau semble être calme indiquant peut-être qu’il existe une retenue. Et justement, à la sortie de la ville, la mention de plusieurs moulins tournant rapidement suppose l’existence de chutes d’eau suffisantes pour faire tourner des roues, peut-être installées au niveau d’écluses. Sans aller au-delà de l’interprétation, la description du prélat rappelle des installations d’hydrauliques militaires plus récentes notamment autour des villes du plein Moyen Âge. Il faut remarquer que le Suzon est un simple ruisseau à faible flux. Cependant, il ne faut pas s’y tromper. Le cours d’eau est torrentiel. Son régime, irrégulier, oppose fortes crues en hiver et assèchement en été96. Dans la mesure où les fossés étaient régulièrement remplis d’eau, il fallait une régulation des niveaux d’eau et des flux quelles que soient les conditions hydrologiques. Si l’on se fie aux hypothèses les mieux reconnues archéologiquement, ce serait une dérivation qui alimenterait les fossés et l’intérieur du castrum de Dijon97. Les villes du nord de la France ont aussi des murs ceinturés d’eau98;les fossés sont au moins en partie alimentés par la dérivation d’une rivière voisine. À Noyon, à Beauvais ou à Senlis, les fossés ont une largeur d’une quinzaine de mètres99. Ils s’élargissent à près de trente mètres pour Sens et Reims. Pour Tours, Henri Galinié signale l’existence d’un fossé alimenté par la Loire jusqu’au IVe siècle. Par la suite, la structure fossoyée est comblée100. Cependant, pour l’Antiquité tardive et le haut Moyen Âge, la mise en place d’un fossé en eau pourrait être moins générale que l’on ne pourrait le croire. À Poitiers et dans la ville du Mans, il y avait des fossés, mais ils étaient à sec101.

Ces exemples d’utilisation de l’eau pour compléter les dispositifs de défense passive signalent les liaisons étroites qui existent entre la rivière et la ville. Leur possibilité est donnée par la situation géographique antérieure de la ville gallo-romaine. C’est le fleuve ou un plan d’eau qui offre naturellement la défense de ses berges. À Rouen, la Seine et deux affluents, la Renelle et le Robec forment des limites du castrum. Chalon-sur-Saône est protégé par ses remparts mais aussi par une ceinture hydrographique composée de la Saône et d’une zone marécageuse alimentée par les crues de la rivière et par de petits cours d’eau102.

Notes
93.

Nancy Gauthier, 1997, p. 52.

94.

André Guillerme, 1990, p. 19.

95.

Grégoire de Tours, Histoire des francs. « Est autem castrum firmissimis muris in media planitiae et satis iocunda compositium… a meridie abet Oscaram fluvium, piscibus valde praedivitem ; ab aquilone vero alius fluvium venit, qui, per porta m ingrediens ac sub pontem decurens per aliam rursum portam egreditur, totum munitionis locum placida unda circumfluens, ante portam autem molinas mira volocitate divertit… » « C’est une place forte munie de murs très puissants située au milieu d’une plaine assez agréable… Au midi, il y a la rivière de l’Ouche, qui est très riche en poisson ; du côté de l’Aquilon pénètre une autre petite rivière qui, entrant par une porte et coulant sous un pont, ressort par une autre porte après avoir arrosé le tour de l‘enceinte de son onde placide, elle fait tourner devant la porte des moulins avec une prodigieuse vélocité… »

96.

Courtépée mentionne le caractère capricieux du torrent. En 1522, il renverse une partie du mur d’enceinte de la ville. Il déborde en 1658. Son lit se comble régulièrement d’immondices qui infectent les puits. Courtépée. T. II, p. 4.

97.

Le débat sur la manière dont le castrum pouvait être disposé par rapport au réseau des rivières reste d’actualité. Le tracé du Suzon est un problème délicat de la topographie de Dijon. Les différentes études locales ont en effet cherché comment et où pouvait passer le ruisseau du Suzon dans l’enceinte du castrum.

Les premières hypothèses (Vallot-Garnier, 1832-1841, p. 181) envisagent qu’un des cours naturels du Suzon se serait trouvé à l’emplacement actuel du canal souterrain longeant approximativement la bordure est de la rue Monge. D’après les deux érudits du XIXe siècle, le Suzon coulerait à l’origine à l’ouest des murs du castrum.

En 1950, Pierre Gras et Jean Richard critiquent cette possibilité en faisant une nouvelle analyse des sources documentaires, notamment de la description de Grégoire de Tours (Pierre Gras, Jean Richard, 1950, p. 76-87). La nouvelle interprétation suppose qu’au VIe siècle, le lit primitif du ruisseau est celui qui va se jeter dans l'Ouche au sud du village de Longvic. Le castrum aurait été ainsi bâti sur le lit originel du torrent. Avant 1016, une dérivation aurait été creusée sur la rive droite du torrent au niveau des quartiers Notre-Dame, du Bourg et St Philibert. Elle serait devenue le lit principal du ruisseau. Le premier cours qui traversait le castrum aurait disparu très tôt. En effet, il n'est pas mentionné au XIIIe siècle. En revanche, à partir du XIVe siècle, les comptes des fortifications signalent l'entrée et la sortie du torrent au niveau des tours des Ânes et de Guise, flanquements placés à l’entrée et à la sortie du nouveau lit.

En 1954, René Gauchat (1954, t. 5, p. 312-321) établit un nouveau plan de l’hydrographie de Dijon en se basant notamment sur les données archéologiques de l’époque et sur les profils en long des égouts. La mise en évidence de la topographie primitive du site urbain lui permet d’en déduire l'existence de deux talwegs. Le premier, placé à l’ouest, est creusé dans les reliefs du bas de pente de Talant, et correspond à l’écoulement naturel du Suzon. Le second draine les pieds des collines situées à l’est de la ville. Pour ce dernier auteur, le passage du lit naturel du ruisseau par le castrum est improbable. En revanche, il reconnaît les possibilités d’un bras artificiel. Dans La topographie chrétienne des cités de la Gaule, Jean-Charles Picard (1986, p. 59)admet implicitement l'hypothèse de Gauchat. Le castrum est situé sur un replat entre à l’ouest le talweg du Suzon et, à l'est, des ruisselets descendant du plateau. L’écoulement du torrent intervient directement dans la topographie historique puisqu’il sépare l’ancien Dijon du cimetière de l’ouest et des basiliques extra-muros (Saint-Bénigne, Saint-Jean, Sainte-Paschasie et Sainte-Florida).

98.

André Guillerme, 1990, p. 16.

99.

André Guillerme, 1990.

100.

Nancy Gauthier, 1997, p. 52.

101.

Idem

102.

Rollier 2000-3, p. 21-26; p. 42-61.