II.1.3. Les techniques hydrauliques dans le cadre de la communauté monastique.

Né au IVe siècle comme expression d’un idéal de vie pratiquée par quelques solitaires, le monachisme se structure progressivement en communautés de laïcs. Nous n’avons que peu d’éléments sur la manière dont les premiers monastères étaient disposés. La vie en commun suppose toutefois une organisation minimale des tâches et des circulations dans le cadre de constructions qui peuvent être spécialisées. Dans les premiers temps, les préoccupations relatives à la disposition des lieux monastiques ne semblent pas avoir été essentielles. Cependant, la lente maturation des modèles aboutira cinq siècles plus tard au plan bénédictin tel que nous le connaissons.

Dans les textes normatifs écrits entre le IVe siècle et le VIe siècle, la réflexion sur le lieu de vie est très tôt perceptible. Le monastère se caractérise en premier lieu par la clôture et les dispositifs permettant la relation du monastère avec l’extérieur103. Les codifications interviennent aussi sur le repas et le sommeil des moines. Mais elles ne signalent pas nécessairement ou explicitement de bâtiment spécifique. La situation est encore beaucoup plus difficile à cerner pour d’autres constructions et en particulier, celles qui pourraient utiliser un système hydraulique. Ce n’est qu’à partir des préceptes monastiques du VIe siècle qu’il est possible d’entrevoir un intérêt pour l’eau et son utilisation dans le cadre monastique.

La mise en place de l’agencement général du monastère et des dispositifs hydrauliques doit s’envisager dans le cadre d’une topographie imprégnée de symbolisme. Nous aurons l’occasion de nous attarder sur le plan de Saint-Gall qui révèle cette prégnance.

Le cloître ne devient-il pas une préfiguration du Paradis mais aussi le Jardin retrouvé ? Cette conception intemporelle du lieu tend, par opposition, à couper les liens quotidiens des religieux avec le « monde des hommes », mais aussi à profondément hiérarchiser, selon des schémas symboliques et pratiques précis, les activités et les différentes constructions de l’enceinte. Matérialisation de la « Cité de Dieu », le monastère devient un endroit où les contingences matérielles doivent s’estomper, voire disparaître en fonction de la prégnance eschatologique du lieu où le moine se trouve. Nous le verrons, cette structuration de l’espace atteint une réelle maturité dans le plan de Saint-Gall puis, un peu plus tard, dans le passage du second coutumier de Cluny104 relatif à la description du monastère de Cluny. Malgré ses aspirations à redevenir l’homme d’avant la chute, le religieux reste de matrice animale. Les besoins de l’existence sont divers et d’autant plus sévères que le moine vit en communauté, dans la promiscuité et dans l’univers limité de la clôture. Les exigences des premiers groupements de religieux devaient être simples, n’impliquant vraisemblablement pas de dispositions complexes et longuement réfléchies. En revanche, le fonctionnement d’une abbaye comme celle de Cluny générait des besoins considérables. La différence des situations montre bien la profonde maturation des modèles entre l’Antiquité tardive et la rénovation monastique du Xe siècle. Dans ce lent mouvement, il apparaît que l’implantation du monastère et la mise en place des écoulements permettant le fonctionnement de la ville des moines sont indissociables. En contrepoint de la recherche du désert, la propension des moines à disposer de l’eau va déterminer différents types d’implantations monastiques.

La concentration et le confinement dans l’enceinte monastique sont des caractéristiques que partagent les communautés cénobitiques. La promiscuité est souvent mise en exergue afin d’expliquer la propension des moines à user des systèmes hydrauliques. En allant au-delà de cette question, il faut se demander si la concentration de la population monastique et l’utilisation de l’eau par les moines ne seraient en fait que des conséquences de la conception même du cadre de vie des religieux. Le développement du mouvement cénobitique dans le cadre de textes normatifs précis puis, finalement, sa généralisation ont fini par créer un cadre de vie exigeant un contexte et des installations participant au bon déroulement de l’existence monastique, dans son quotidien et ses nombreux aspects symboliques. La volonté des pères de regrouper les frères à l’intérieur d’une clôture implique nécessairement un raisonnement sur la disposition du microcosme que devient l’espace du site religieux. Cet intérêt pour le lieu de vie est étroitement attaché au glissement de la conscience érémitique vers l’idéal cénobitique.

Notes
103.

Jacques Biarne, 2002, p. 128.

104.

Dom Kassius HALLINGER, Liber Tramitis aeui Odilonis abbatis, CCM, éd. P. Dinter, T. X, 1980, Siegburg.