II.1.3.2. Les types d’implantations et le rapport à l’eau

La manière dont le monastère est implanté est une question qui n’est pas facilement abordée. Des essais de typologies d’implantation ont pu être élaborés pour les monastères cisterciens172. Il a été prouvé que le rapport des moines blancs à l’eau était suffisamment essentiel pour que ceux-ci puissent développer certaines formes d’installation. Sur le sujet, les publications sur le sujet associent encore étroitement techniques hydrauliques, site monastique et faculté d’innovation des cisterciens. Pour les périodes antérieures au XIIe siècle, les travaux manquent sur la façon dont les moines noirs ont implanté leurs communautés. De rares études comme celle d’Albrecht Hoffmann donnent pourtant des synthèses très révélatrices de la potentialité du sujet. Dans les études monastiques, la désaffection pour la question de l’implantation des monastères bénédictins tient à un certain nombre de causes.

Dès l’origine, des ambiguïtés apparaissent entre le respect de certains chapitres de la règle bénédictine et la réalité des implantations monastiques de Benoît de Nursie. En effet, le Mont-Cassin, lieu où aurait été écrit le texte fondateur, n’offrait pas nécessairement les conditions permettant d’appliquer la totalité des recommandations de l’abbé. Il faut cependant garder à l’esprit qu’une des grandes qualités de la règle bénédictine est de permettre d’éventuelles adaptations. Le chapitre relatif aux portiers n’impose pas la situation dans laquelle le monastère doit être construit. Devant la nécessité du quotidien et la disposition des lieux, le précepte s’efface devant un conseil affectueux tout rempli d’humanité. Il ne commande pas, mais propose judicieusement une manière de concilier la vie terrestre du monastère avec la préoccupation du moine de ne pas se distraire de Dieu. Malheureusement pour les études sur l’implantation et l'hydraulique des monastères, la fondation sur l’acropole campanienne est à l’origine de l’adage qui voudrait que Benoît préfère les collines et Bernard, les vallées.

Cet aphorisme a simplement masqué la réalité complexe de véritables traditions d’implantation chez les bénédictins, et cela dès les origines du mouvement monastique. Il ne faut pas attendre l’avènement de Cîteaux pour trouver chez les religieux des préoccupations qui sont académiquement attribuées aux cisterciens. Dans une des conclusions des actes du colloque de Royaumont, Paul Benoit signale, à raison, le très grand déséquilibre qui existe dans les études en nette faveur des disciples de Bernard et de la séquence chronologique située entre le XIIe et le XVe siècle173. La partialité des historiens est d’autant plus préoccupante que, sans une connaissance suffisamment précise des modes d’implantations et de l’utilisation des techniques hydrauliques dans les périodes antérieures, il apparaît d’un point de vue épistémologique bien impossible de déterminer la place des moines de Cîteaux dans l’innovation. Les études cisterciennes mettent en avant une observation simple et essentielle : pour leurs fondations, les cisterciens ont délibérément cherché des lieux suffisamment pourvus en eau qui permettent de satisfaire leurs besoins hydrauliques et proto-industriels. Cette disposition des moines blancs à chercher un site favorable puis à l’aménager de manière à profiter des nombreuses capacités de l’eau reflète-t-elle une particularité propre ou correspond-t-elle plutôt à un respect de traditions qui naissent très tôt dans le monachisme occidental ? Nous avons vu plus haut qu’un certain nombre de textes du VIe siècle signalent déjà, et de manière très explicite, l’importance qui est donnée au lieu d’établissement du monastère et à sa disponibilité en eau174. D’autres documents, issus de l’hagiographie ou de la littérature monastique, confirmeraient cet intérêt des premiers abbés pour la situation topographique du couvent et l’accès des moines à l’eau, afin notamment de faciliter la vie terrestre de leurs frères175. Ces dernières décennies, les données des fouilles et des prospections archéologiques permettent d’ouvrir de nouvelles voies dans la connaissance de la question des conditions d’implantation.

Il apparaît que l’approche des monastères établis ou développés avant le Xe siècle n’est pas chose facile. Par comparaison avec les architectures très typées des moines, l’absence de lisibilité des bâtiments bénédictins est une des différenciations importantes qu’il est possible de remarquer entre les anciens monastères et les abbayes cisterciennes.

La difficulté d’analyse est aussi liée à la carence des sources textuelles qui laissent dans l’ombre des pans entiers de l’histoire monastique contrairement aux cisterciens qui ont laissé de nombreuses archives.

Confrontée à des milieux qui ont été considérablement transformés depuis l’origine des communautés religieuses, l’analyse archéologique est, quant à elle, laborieuse. Très souvent, les anciennes fondations monastiques sont à l’origine de la création de bourgs dont le tissu urbain a, par strates successives, masqué la première topographie. Il faut ajouter à cela le développement d’un bâti monastique dont les transformations peuvent engendrer d’importantes réorganisations des espaces architecturaux et de nouvelles planimétries des terrains. Enfin, après la Révolution, les besoins de la société laïque, en plein essor démographique et économique, provoquent des changements irrémédiables, souvent brutaux et profonds, de la configuration du paysage urbain et monastique de l’ancien régime.

Un premier constat supposerait qu’il est vain d’envisager qu’il y ait eu des choix précis de sites lors de l’installation de communautés monastiques. Sans l’apport de la chronologie, il apparaît que la diversité des lieux d’élection ne plaide pas favorablement dans le sens de l’existence de traditions d’implantation précise. Certaines situations topographiques ont pu être recherchées. Il en va des établissements sur des îles, sur des éminences montagneuses, sur les berges d’une rivière ou encore près d’un confluent. Cette variété des dispositions est corrélative de conditions de vie différentes. Une abbaye mise en place sur une île ou sur un relief n’aura pas les mêmes relations aux milieux naturel et humain qu’un monastère implanté près d’un cours d’eau. La diversité des possibilités d’implantation suppose une nécessaire adaptation des communautés religieuses. Celle-ci ne se réaliserait pas uniquement dans les gestes quotidiens mais aussi dans la relation intime que le moine cultive avec Dieu. Elle sous-tendrait en particulier une grande malléabilité du concept de désert monastique. L’évolution dans la propension à implanter de telle ou telle façon pourrait être conséquente de modifications sémantiques de la notion de désert.

Notes
172.

Karine Berthier, Joséphine Rouillard, 1998, p. 123-128. Armelle Bonis, Monique Wabont, 1998, p. 70-74.

173.

Paul Benoit, 1996, p. 475-485.

174.

Voir supra.

175.

Différents exemples seront développés plus loin dans les chapitres relatifs aux usages de l’eau dans les monastères du haut Moyen Âge et au moulin hydraulique. Il faudrait signaler dès à présent le texte de Grégoire de Tours rapportant la construction d’un moulin monastique sur l’Indre à la fin du Ve siècle. L’abbé saint Ours l’aurait construit pour éviter aux moines la lourde tâche de moudre le grain à la main.MGH, SS, rer. Merov., 1,2, p. 734-735.