a. Le monastère-île.

Le cas des monastères insulaires est à prendre en compte dans leur relation particulière avec le milieu. L’élément liquide y apparaît omniprésent puisqu’il ceinture le site d’implantation. Les eaux fixent des limites naturelles au cadre de vie des moines. Paradoxalement, les monastères insulaires ne disposent généralement pas de beaucoup d’eau. Nous rejoignons sur ce point précis les remarques d’Alfons Zettler concernant le faible équipement hydraulique du monastère de Mittelzell installé sur l’île de Reichenau au bord du lac de Constance176.

D’après Jean Heuclin, C’est le besoin de s’isoler qui aurait poussé de nombreux ascètes à vivres dans des îles177. L’île est ici conçue comme le refuge d’un petit nombre qui se garantit d’un monde corrompu par le péché. C’est aussi un lieu de lutte contre les passions et les tentatives d’abandon. L’île apparaît ainsi comme une des expressions privilégiées du désert monastique. Mais, ce désert est souvent décrit comme inhospitalier et redoutable178. C’est à partir du moment où l’ermite ou le moine s’installe que le lieu devient une métaphore du Paradis. La physionomie symbolique de l’île est expressément signalée par Jérôme qui, vers 375, décrit le lieu choisi par l’ermite Bonosius. Le docteur de l’Église l’évoque comme une « île dangereuse aux navires, entourée d’une mer bruyante, parmi d’âpres écueils, des rochers dénudés, un isolement effrayant [où il s’est installé] comme un nouveau colon du Paradis »179. La vie de saint Honorat donne une mention très explicite du changement d’état de l’île : « le lieu qui avait jusque-là refoulé les hommes en les empêchant d’y demeurer resplendit de l’éclat d’œuvres dignes des anges… ». Comme l’arrivée de saint Pirmin sur Reichenau en donne l’exemple, l’île peut être peuplée de monstres redoutables qui s’enfuient à l’approche du saint homme.

Un des avantages indéniables de l’île, c’est que l’eau isole de fait les moines du siècle. Les textes sont assez explicites sur son rôle et sur celui de rivages difficilement accostables. Dans ce type d’implantation, c’est l’élément naturel qui offre la clôture monastique. Comme le remarque Jacques Biarne, le bras de mer qui sépare l’île de la terre ferme a réellement valeur de rupture avec le monde180.

Jean Guyon remarque le succès croissant des implantations dans les îles à partir de la fin du IVe siècle181. L’île est un des choix d’implantation de Martin qui plus tard fondera dans des topographies très différentes Ligugé puis Marmoutier. Il s’installe sur l’île de Gallinara au sud-ouest de Gênes182. Vers 400-410, la mise en place d’une communauté de religieux, par Honorat, dans la plus petite des îles de Lérins marque une des expériences pionnières de cette forme d’implantation en Gaule (fig. 23)île de Gallinara au sud-Os de 183. Vers la même période, des moines sont attestés dans les îles d’Hyères. Jean Cassien y situe, outre des ermites, un grand coenobium dirigé par un maître du nom de Theodorus184. Il n’est pas non plus exclu que, plus à l’ouest, l’archipel marseillais ait été aussi occupé par des Chrétiens en quête de vie parfaite. La côte de la Méditerranée n’est pas une exception. Les îles du littoral océanique sont aussi des lieux de fondation monastique. En Normandie, les îles de Chausey et de Saint-Marcouf accueillent les expériences érémitiques185. Plus tardivement dès le VIIIe siècle, l’île du Mont-Saint-Michel est occupée par des moines qui seront remplacés en 966 par des bénédictins de Saint-Wandrille. En 677, Philibert, le fondateur de Jumièges met en place une communauté religieuse sur l’île de Noirmoutier. À côté de ces implantations maritimes, il faut remarquer la situation des îles fluviales ou lacustres. Près d'Arles, un monastère suburbain était installé sur l’île de la Cappe qui appartenait au Grand Rhône186. Au nord de Lyon, l’installation d’un monastère sur l’Île-Barbe pourrait remonter au Ve siècle. À l’époque carolingienne, une centaine de moines occupaient les lieux autour d’une église dédiée à saint Martin. Correspondant à un promontoire de gneiss de 500 m de longueur sur 100 de large, l’île est située sur la Saône directement en amont de Lyon187. Le monastère de Grelonges est un autre cas de monastère installé sur une île fluviale de la Saône. Les bâtiments seront emportés par une crue en 1268. L’abbaye de Chelles, fondée entre 511 et 543, était installée entre deux bras de la Marne188. Des implantations insulaires sont connues sur la Seine. L’abbaye de Belcinac est fondée sur une île du fleuve à la fin du VIIe siècle.

Dans certains cas, c’est une presqu’île ou un méandre de rivière qui accueille une communauté monastique. Les particularités topographiques et environnementales permettent de considérer ces sites entourés d’eau sur trois côtés comme une extension de la notion d’île. Isidore de Séville établit justement un parallèle entre l’île et la presqu’île189. En 654, Philibert fonde Jumièges dans un méandre étranglé de la Seine, formant une sorte de presqu’île (fig. 24)190. Le point d’étranglement du méandre était fermé par un rempart avec fossé dont l’origine serait néolithique. La dépression était dénommée fossé saint Philibert. La topographie de Jumièges n’est pas sans rappeler la description faite par Sulpice Sévère de la retraite de Martin à Marmoutier qui met en avant la notion de clôture naturelle. Le premier monastère était en effet protégé de toutes parts par une falaise abrupte et un léger méandre de la Loire191. Un autre cas intéressant d’utilisation d’un méandre est celui de l’abbaye de Nouaillé, au sud de Poitiers et non loin de Ligugé. Cité dès 780, le monastère est installé en fond de vallée, dans une ancienne boucle du Miosson qui est un affluent du Clain.

La recherche d’une île pour implanter une communauté peut se trouver à des périodes plus récentes. En 724, la mise en place d’un monastère par saint Pirmin sur le lac de Constance dans l’île d’« Augia Dives » en est un exemple illustre. L’île lacustre prendra par la suite le nom de Reichenau. Des exemples plus récents d’installation de communauté sur des îles sont connus comme celui d’Ilay dans le Jura. La maison dépendra de l’abbaye de Gigny à partir de 1169. L’abbaye de Maillezais est fondée dans les premières années du XIe siècle sur un promontoire calcaire qui, à l’origine, devait constituer une île192.

Notes
176.

Alfons Zettler, 1996, p. 68.

177.

Jean Heuclin, 1998, p. 13-14.

178.

Jérôme, Lettres, III, 4. À propos de Lérins, Hilaire d’Arles, Vie de saint Honorat, 15, 2.

179.

Jérôme, Lettres, III, 4.

180.

Jacques Biarne, 1996, p. 30-32.

181.

Jean Guyon 2003, p. 41.

182.

Jean Guyon 2003, p. 40. Dans le texte de Sulpice Sévère, Martin n’apparaît pas comme un moine insulaire. Le saint homme se retire bien sur l’île de Gallinara plus pour échapper aux persécutions de l’arien Auxence, à Milan, qu’avec le désir de rechercher la stricte solitude.

183.

Annie Arnaud 2003, p. 185-187.

184.

Jean Cassien, Conférences, préfaces aux conférences, XI-XVII. Sur les îles d’Hyères : Michel Pasqualini, 2003-2, 123-135.

185.

Joseph Decaens, 1998, p. 281.

186.

Heilmans 2001, p. 112.

187.

Jean-François Reynaud, 1998, p. 199. Émile Lesne, 1943, t. VI, p. 45.

188.

Nadine Berthelier, José Ajot, 1998, p. 184.

189.

Voir à ce sujet : Nathalie Bouloux, 2004, p. 47-62.

En ligne : http://medievales.revues.org/document502.html

190.

Le site aurait été aménagé dès le néolithique avec le creusement d’un fossé à la hauteur de l’étranglement du méandre. Philibert aurait installé le monastère à l’emplacement d’un ancien castrum.

191.

Sulpice Sévère, 10.

192.

Thierry Cornec, 2001, p. 85