c. La question du site de confluence

D’un point de vue topographique, la mise en place d’une abbaye dans le contexte d’un confluent correspond à un cas particulier des monastères de bord de rivière. Le texte de la Vie des Pères du Jura renseigne justement sur une installation de ce type. Romain s’établit sur une plateforme propre à la culture au lieu où se rejoignent deux cours d’eau. Le site est de ce point de vue tellement remarquable qu’il ne tarde pas à être appelé Condadisco ou Condatisco 228. Ce type d’implantation qui pourrait être inauguré avec la mise en place du monastère de Saint-Claude va avoir une grande postérité pendant le haut Moyen âge, puis une nette résonance dans le monachisme clunisien. Il faut tout de même remarquer que Ligugé, qui précède la fondation jurassienne de quelques décennies, se trouverait aussi en situation de confluence229. Mais les incertitudes liées aux difficultés d’apprécier le site choisi par Hilaire et Martin laissent la primeur à l’expérience du moine Romain.

Le site de confluence peut rappeler la configuration de l’île et de la presqu’île. Grâce aux limites offertes par les cours d’eau et d’autres obstacles, les moines se trouveraient physiquement isolés du monde comme s’ils étaient sur une terre insulaire. La description de la Vie des Pères du Jura semble s’accorder avec ce sens puisque le lieu d’élection de Romain se place entre les deux rivières et les escarpements de montagne. Nous avons vu plus haut que cette situation se retrouve aussi dans la description de Marmoutier ou encore dans la pseudo-île de Jumièges. Le confluent, au même titre que le méandre d’une rivière, pourrait se réaliser symboliquement comme un prolongement métaphorique de l’île dès qu’il s’agit d’établir une communauté de religieux.

L’exemple de la fondation du monastère de Liessies révèle d’autres préoccupations dans le choix du confluent230. D’après la Vie de sainte Hiltrude, le comte Wilbertus se met en quête, vers 775, d’un site approprié pour la construction d’un nouveau monastère. Le lieu doit être très bien pourvu en eau et qu’il puisse renfermer le moulin, la boulangerie, la cuisine et les ateliers231. La mention rappelle les termes du chapitre 66 de la règle de saint Benoît. Cependant, le texte du XIe siècle n’est pas de grande fiabilité puisqu'il est très tardif par rapport l’épisode de la fondation. Il n’en demeure pas moins que le monastère se trouve dans un lieu bien pourvu en eau, près d’une rivière, et plus exactement en zone de confluence. La position de Liessies apparaît exemplaire (fig. 31). L’abbaye est installée sur le plus petit des cours d’eau. Le ruisseau est domestiqué, de sa source au confluent, pour les besoins quotidiens des moines. Sur la rivière principale, il sera établi les pêcheries et les moulins hydrauliques, éventuellement le moulin des moines. L’utilisation du site de confluence est particulièrement remarquable à Corbie. Fondé vers 657 par la reine Bathilde, épouse du roi de Neustrie Clovis II, le monastère est implanté non loin du confluent entre l’Ancre et la Somme. Le plus petit des cours d’eau, l’Ancre, est dérivé pour être utilisé dans le monastère (fig. 31)232.

L’implantation dans un confluent ou plus généralement près d’un cours d’eau n’est pas sans créer des désagréments. Le monastère de Saint-Benoît, fondé par saint Achard au sud de Poitiers, profite de la confluence entre le Miosson et le Clain, mais il se trouve à portée d’éventuelles inondations. Sur la rive droite du Rhône, le monastère bénédictin de Cruas a cruellement souffert d’importantes coulées alluvionnaires provenant d’une combe descendant vers le fleuve233.

La situation de confluence des premières abbayes bénédictines de Hesse et de Thuringe a été clairement mise en évidence par Albrecht Hoffmann. Fulda fondée en 744, est installée sur le Waidesbach avant qu’il ne se jette dans la Fulda. En 775, Hersfeld est mise en place à la jonction entre la Wildes Wasser et la Fulda. À l’image des pays saxons, les autres territoires conquis par les rois carolingiens vont connaître de nombreuses fondations. La Septimanie, remportée par Pépin le Bref en 759, constitue une zone de fortes implantations monastiques. Aniane et Gellone sont les plus connues des abbayes mises en place à la période carolingienne. Dans les deux cas, les sites retenus sont proches d’un confluent. Le monastère fondé par Benoît est placé le long d’un affluent de l’Hérault, le ruisseau des Corbières (fig. 32). Le fleuve coule actuellement à près d’un kilomètre à l’ouest de l’ancien monastère. La fondation de Guillaume est quant à elle établie sur une terrasse en tuf bordée par le Verdus (fig. 33). Le bord de terrasse permet une chute d’eau suffisante pour le fonctionnement du moulin avant que le cours d’eau ne se jette dans l’Hérault à 400 m plus à l’est234. En direction de l’embouchure de l’Hérault, le monastère de Saint-Thibéry se place dans une situation similaire. Fondée peut-être au seuil du IXe siècle, l’abbaye d’Arles-sur-Tech offre une situation particulièrement remarquable d’implantation de confluence. Le monastère aurait été créé dès 778 par un nommé Castellanus. Les thèses encore en cours, malgré un manque d’argumentation, verraient une première installation de la communauté à Amélie-les-Bains, puis un déplacement définitif sur Arles dans le milieu du IXe siècle235. Or, le site d’Arles est particulièrement bien choisi et l’installation est très raisonnée. Le monastère se trouve sur le sommet d’une terrasse à l’endroit où les eaux du Ruiferrer rejoignent le lit du Tech (fig. 34). La position surélevée du cloître garantit les moines contre les débordements tumultueux du fleuve. L’affluent est dérivé vers un réseau très ramifié sur lequel sont installés les moulins, l’irrigation et les conduites internes à l’abbaye permettant l’assainissement et l’adduction236. Un autre exemple indique que ce type d’implantation n’était pas ignoré des régions où se développera plus tard Cluny. Le monastère carolingien de Savigny, connu dès 819237, est implanté sur la rive gauche du Trésoncle à proximité d’une petite combe où coule un ruisseau qui a été complètement capté par les moines pour les besoins du monastère238. Le Trésoncle était exploité par des moulins hydrauliques à partir de barrages-seuils. Avec cet exemple, nous nous trouvons de nouveau sur un cas typique d’implantation de confluence. Le ruisseau facilement domesticable est utilisé pour les besoins internes au cloître. La rivière dont on se protège en s’en éloignant légèrement offre d’autres avantages en faisant tourner les roues hydrauliques.

Notes
228.

Illic namque bifida fluviorum in solidum concurrente natura, mox etiam ab unitate elementi iam conditi Condadiscoe loco vulgus indidit nomen.

229.

Le monastère de Ligugé se trouve dans une zone d’élargissement de la vallée du Clain et à la confluence du cours d’eau avec un de ses affluents appelé le ruisseau de Monplaisir.

230.

Liessies, Pas-de-Calais.

231.

Vita Sanctae Hiltrudis (1790), ch.2, Scheller, 1896, 226. Walter Horn, Ernst Born, 1979, T.I, p. 68. Émile Lesne, 1943, T.VI, p. 38. Dietrich Lohrmann, 1990, p. 45.

Vita Hiltrudis, ch.2 : « qui aquam necessariis usibus semper ministret, qui molendinum, pistrinum, coquinam, hortum vel artes diversas intra monasterii claustra capiat ».

232.

Dietrich Lohrmann, 1990, p. 35-47.

233.

Joëlle Tardieu, participation à l’Action Collective de Recherches « Morphogenèse de l’Espace Ecclésial », Rhône-Alpes/Auvergne, synthèse à paraître.

234.

Gabriel Vignard, Suzanne Raynaud, 1996, p. 159-170.Vita Willelmi, 8, Mabillon, A.S., IV, 2. Lesne, 1943, op.cit. T. VI p 39

235.

D’apr. Pierre Ponsich, 1954-1955 et 1995.

236.

Gilles Rollier, 2003. Analyse de l’implantation et de l’hydraulique effectuée dans le cadre d’un G.D.R. sur l’abbaye Sainte-Marie d’Arles-sur-Tech.

237.

M.G.H., Capitularia I, p. 351.

238.

Étude du monastère effectuée par Olivia Puel dans le cadre d’une thèse à l’Université de Lyon II. En ce qui concerne l’étude des systèmes hydrauliques, le site a fait l’objet d’une première prospection. A partir de 2009, l’abbaye de Savigny sera l’objet d’un projet collectif de recherches où les questions de l'implantation et des techniques hydrauliques seront abordées.