d. Une première synthèse

Du panorama rapide qui vient d’être dressé sur les implantations monastiques entre le IVe siècle et la période carolingienne se dégage une tendance à privilégier les sites de bord de rivière, et notamment les sites de confluence. À l’opposé de l’île monastique, dont l’image peut aussi se refléter dans les sommets inaccessibles, l’isolement ne semble pas avoir été nécessairement le facteur principal ayant permis la mise en place d’un grand nombre de monastères près de l’onde bruissante d’une rivière ou d’un torrent. Ce type d’installation marque plus une ouverture sur le monde avec toutes les implications mentales et économiques que cela suppose. L’implantation dans une île apparaît plutôt comme une tendance visible au début du Moyen Âge, mais elle reste cependant une possibilité offerte aux moines des siècles suivants. Elle correspond parfaitement aux désirs d’ascètes cherchant la solitude. Ce serait d’une certaine manière l’expression la plus extrême du désert dans la mouvance du monachisme occidental. À l’inverse, la situation en bordure de rivière n’offre plus les mêmes garanties. Les rives du fleuve sont vraisemblablement déjà plus ou moins peuplées. Cette ouverture sur la vie terrestre a pour corollaire la recherche d’un nouveau refuge qui permette la solitude. Le moine retrouve le désert derrière la construction de la clôture. Le cloître est finalement doté d’une sacralité qui l’isole symboliquement du monde séculier, mais qui en fait aussi un centre. Cette organisation du territoire selon un mode concentrique se retrouve sans conteste dans l’emboîtement des espaces tel qu’il peut être perçu dans le plan de Saint-Gall, dans les statuts du monastère de Corbie par l’abbé Adalhard239, ou en plein XIe siècle, dans la description de l’abbaye de Cluny240. Le monastère devient un macrocosme permettant de concilier les deux états du moine, d’une part celui d’homme, par nature impliqué dans le siècle, et d’autre part, celui de préfiguration de l’ange.

Les moines ont cherché délibérément la proximité de la rivière. Certes, le cours d’eau, riche en poissons, est une source d’alimentation privilégiée pour les monastères. La mainmise sur un cours d’eau est aussi une forte affirmation d’un pouvoir sur une région. Mais, au-delà de ces considérations qui restent valables, il faut se demander si ce ne sont pas les potentialités hydrauliques du fleuve qui ont pu motiver le choix des fondateurs. Équiper le cloître d’écoulements permettant une adduction d’eau, un réseau d’eau usée ou le fonctionnement d’un moulin n’est pas uniquement une action qui va faciliter la vie quotidienne du religieux. En estompant les contingences matérielles à l’intérieur de l’enceinte, elle permet de renforcer le statut du cloître comme monde intermédiaire entre le monde terrestre et la Jérusalem céleste. Avec ses installations hydrauliques, avec ses différents écoulements dignes de la ville antique, le clos des moines devient une véritable cité. L’eau ne coule plus en abondance pour assurer comme le soutenait Frontin le plaisir du citadin, mais, cette fois, elle favorise la transcendance vertueuse de l’homme qui chemine vers Dieu.

Un certain nombre de sites monastiques situés en bord de rivière sont implantés sur des constructions antiques. Cela pourrait être le cas pour Ligugé et Marmoutier241. Une étude récente sur les prieurés de la Drôme permet de remarquer que pour trente-deux sites, il y aurait eu une continuité de l’occupation entre la villa et le monastère242. La pérennité peut être liée à la subsistance des voies antiques dans le haut Moyen Âge. La possibilité de remploi de matériaux, ou mieux encore, de maçonneries dans les constructions médiévales peut être un autre facteur de persistance de l’occupation. Au prieuré Notre-Dame-de-la-Mure, un mur antique sert d’assise aux fondations de deux églises successives. À Luxeuil, Colomban s’installerait dans le castrum. Cependant, il n’est pas exclu que l’installation monastique tienne plus compte de la proximité du cours d’eau appelé le Morbief que de l’orientation de la trame viaire antique. Il en découlerait que l’installation des moines pourrait avoir profondément modifié la physionomie de l’ancienne ville antique. Une relecture des différents travaux archéologiques sur l’ancienne Luxovium permet à partir de données géoréférencées de définir une trame urbaine ayant une déclinaison de l’ordre de 25° par rapport à celle qui a pu être précédemment proposée. À la lumière de cette nouvelle interprétation, l’incidence du monastère colombanien sur l’ancien site urbain apparaît importante. L’implantation monastique pourrait redéfinir le paysage en respectant d’autres paramètres. Une des variables principales se trouve dans l’organisation du paysage humain par rapport au cours d’eau. Dans l’Antiquité, la ville semble avoir organisé sa disposition par rapport aux thermes et à la vallée où coule le ruisseau de la Fontaine Leclerc. En revanche, le monastère s’implante sur le flanc nord du ruisseau du Morbief qui reçoit plus à l’ouest les eaux du premier cours d’eau. Ce changement de vallée pourrait avoir provoqué une redéfinition du réseau routier243.

Le passage de la construction antique à l’établissement monastique peut aussi s’établir avec la christianisation précoce du lieu, soit par un oratoire, soit par un édifice funéraire. La continuité de l’occupation pourrait être également comprise dans le cadre d’un certain déterminisme topographique et culturel. Pour la région rhodanienne, les implantations des prieurés suivraient une configuration similaire aux installations antiques du premier siècle de note ère244. Le site monastique serait implanté dans la plaine du Rhône, sur une légère éminence et à proximité d’un cours d’eau. Ce choix rappelle les recommandations de Columelle : Si leur eau est douce (les ruisseaux), et que la position le permette, il faudra les faire passer à travers la villa ; mais s'il y a une rivière très écartée des collines, et que l'élévation de ses rives ainsi que la salubrité du pays ne s'opposent point à placer la villa sur ses bords, il faut toujours faire en sorte que la villa ait l'eau derrière, et non pas devant 245. Cette situation remarquée dans le cadre d’une étude régionale pourrait être plus générale. L’importance du mouvement pourrait traduire une persistance culturelle du mode d’implantation. La transmission a pu s’effectuer par l’intermédiaire de divers vecteurs. La littérature agronomique antique donne des informations contradictoires sur l’implantation des bâtiments. Si Varron déconseillait une installation en fond de vallée à cause des inondations et des voleurs, nous avons vu que Columelle donne un autre point de vue. À la fin de l’Antiquité, Palladius qui pourtant se réfère souvent à Columelle, invite plutôt les propriétaires à ne pas construire près des cours d’eau246. Il ne faut pas non plus sous-estimer le rôle de certains textes chrétiens dans la mise en place d’éventuels modèles d’implantation. Les ouvrages de Cassiodore et la Vie des Pères du Jura, qui véhiculent une image précise d’un site et de sa relation avec l’eau, sont des textes connus dans les bibliothèques monastiques. Enfin, il faut laisser la place à un savoir de tradition où intuition et expérience peuvent se manifester.

Dans les implantations de bord de rivière, le cas de l‘occupation des zones de confluence est à prendre en considération. Le confluent, comme le site de l’île, apparaîtrait comme une sorte de niche symbolique pour le monastère. D’une certaine manière, s’installer entre deux cours d’eau représente une extension de la notion de clôture naturelle telle que nous avons pu la voir pour les implantations insulaires. D’un point de vue plus pragmatique, la configuration du confluent offre des possibilités hydrauliques exceptionnelles. Elle permet à la fois d’utiliser les potentialités d’une rivière ou d’un fleuve, en particulier pour la pêche et pour l’énergie hydraulique, et de disposer de l’onde d’un cours d’eau plus petit qui peut être facilement domestiqué et dérivé vers le monastère. Ce type de site offre aussi une particularité topographique qui permet au monastère de se situer tout à la fois proche et hors d’atteinte des crues caractérisant souvent le drain principal. La mise en place des flux afférents aux différents usages de l’eau apparaît facilitée par la topographie et l’hydrographie spécifiques à la zone de confluence. L’effort pour canaliser un ruisseau est simple. Dans certains exemples même, le monastère s’implante en partie dans le talweg. De cette façon, il dispose d’une utilisation du cours d’eau sans qu’il y ait eu de grand investissement. C’est le cas de Saint-Guilhem-le-Désert. Il en sera de même un peu plus tard pour Cluny. La mise en place des bâtiments monastiques dans une confluence pourrait être corollaire d’une volonté de rationaliser le rapport qu’entretiennent les religieux avec leur espace. Les implantations de confluence semblent avoir été appréciées par les moines carolingiens. Le monastère de Benoît d’Aniane, celui de Guillaume d’Orange en sont des cas exemplaires. Les territoires conquis par les armées impériales vont être les lieux d’une forte installation monastique. Dans l’ancienne Saxe, en Septimanie ou encore dans les Marches d’Espagne, la croisée de deux rivières apparaît souvent choisie par les fondateurs. Il ne faut cependant pas, pour l’instant, systématiser car l’échantillonnage de sites n’est pas suffisant pour pouvoir établir des relations entre une propension à s’implanter d’une manière précise et les réflexions qui seront en particulier abordées lors des conciles d’Aix-la-Chapelle en 816 et 817.

Notes
239.

Élisabeth Magnou-Nortier, 1998, p. 51-71. Les statuts d’Adalhard, datés de 822, sont sensiblement contemporains du document de Saint-Gall

240.

Liber tramitis aeui Odilonis, CCM X, p. 202-206.

241.

Pierre Gillon, 1997, p. 56

242.

S. Sorin, 1997.

243.

Gilles Rollier, Luxeuil-les-Bains, Haute-Saône, rapport de diagnostic archéologique, Place Charles De Gaulle, Service régional de l’Archéologie de Franche-Comté, 2006. Le diagnostic incite à reposer la question de l’orientation de la trame viaire antique à partir de la découverte d’une voie bordée d’un portique dont l’évolution a pu être suivie entre le Ier siècle et le IVe siècle. Les nouvelles hypothèses mériteraient un travail plus approfondi qui puisse être publié.

244.

Jean-François Reynaud, 2002, p. 101.

245.

Columelle, I, V.

246.

Palladius, I, XVI.