II.1.4. Les implantations monastiques et les écoulements après Cluny

Avant d’aborder le cas de Cluny, ce qui chronologiquement paraîtrait logique, il semble plus nécessaire de s’attarder sur les implantations monastiques à partir du XIIe siècle et hors du monde clunisien.

D’après l’état actuel de la recherche, la période située entre le XIIe et le XVe siècle apparaît comme un moment où les moines deviennent des maîtres dans la conduite des eaux. On a souvent écrit que la maturité dans l’emploi des techniques hydrauliques était particulièrement remarquable chez les cisterciens. Mais cet état de la question n’est-il pas dû à la facilité d’approche de cette séquence chronologique où la documentation est riche, en particulier chez les moines blancs ? Depuis des publications fondatrices comme celles des premiers Mélanges Anselme Dimier 247, les questions relatives à l’implantation des abbayes cisterciennes et à l’utilisation des techniques hydrauliques n’ont pas cessé d’être analysées. Cette bonne connaissance du fait cistercien est liée à trois facteurs principaux. Le premier est attaché à la persistance du paysage rural autour des monastères. La lecture des aménagements hydrauliques est donc plus simple que dans des lieux urbanisés. La deuxième raison tient à ce que les abbayes cisterciennes ont légué à l’historien d’importants fonds d’archives. La dernière cause est d’ordre épistémologique. L’orientation des études cisterciennes vers l’économie monastique, et ses répercussions dans le monde rural médiéval a développé chez les chercheurs un intérêt pour les techniques hydrauliques et leur utilisation dans le monde rural. Ora et labora : contrairement aux bénédictins d’ancienne tradition, le moine cistercien est considéré comme un moine travailleur. Son implication dans le monde apparaît naturelle. Il développe le domaine monastique de manière rationnelle jusqu’à mettre en place un véritable corps de religieux dont la fonction est de travailler. L’installation de structures de production de type manufacturier et la technicité des machines émerveillent l’historien médiéviste. D’une certaine manière, la curiosité pour la forge cistercienne est à l’origine de la connaissance de l’hydraulique des moines blancs. Ainsi, dans le monde des sciences et techniques, les cisterciens ont été perçus comme des novateurs. Une des objections majeures à ce constat en faveur des cisterciens est qu’il n’est logiquement pas possible de définir le rôle des moines blancs sans avoir pris en compte la situation des sciences et techniques dans le monde monastique antérieur et, à partir du XIIe siècle, leur utilisation dans les monastères ne dépendant pas de Cîteaux. Or, jusqu’à présent, la connaissance de l’hydraulique monastique en dehors du cadre de Cîteaux n’est pas encore très avancée. Paul Benoit, nous l’avons vu, avait très bien noté la disparité des recherches en très nette faveur des cisterciens248.

D’autres études, peu nombreuses pour l’instant, tendent à démontrer que les communautés monastiques contemporaines des moines blancs devaient être au fait des moyens permettant d’utiliser l’eau pour leurs divers besoins. Dans certains cas, les religieux mettent en place des systèmes beaucoup plus élaborés que ceux que nous trouvons chez les cisterciens. Les chartreux se signalent avec des systèmes d’adduction d’eau et d’assainissement qui pourvoient aux besoins des cellules. La chartreuse de Mount Grace (Angleterre) disposait de ce type de réseaux qui permettait à chaque ermite de disposer d’une fontaine et de latrines249. Chez les chanoines réguliers, plusieurs exemples attestent de la mise en place de flux d’eau ayant des ramifications complexes. Dans le monastère augustinien de Saint-Jean-des-Vignes à Soissons, les aménagements hydrauliques sont intimement en relation avec les constructions250. Le complexe monastique de Fontevraud utilisait un important ensemble de conduites souterraines permettant de canaliser les ruisseaux et d’assainir les différents monastères. Les recherches archéologiques ont permis de dater les tronçons les plus anciens de la fin du XIIe siècle251. Parmi les conceptions de systèmes hydrauliques extrêmement évolués, nous pouvons aussi citer celle qui est présentée sur le plan du monastère de Christchurch à Cantorbéry. Nous aurons bien sûr l’occasion de revenir longuement sur ce document daté de la deuxième moitié du XIIe siècle.

L’ensemble de la documentation obtenue en particulier dans le cadre de fouilles archéologiques incite à envisager que l’utilisation des techniques hydrauliques ne fût pas seulement l’apanage des moines cisterciens. Cette généralisation à l’ensemble du monde monastique ne peut s’expliquer qu’à partir du moment où nous acceptons qu’il y ait une relation étroite entre le fait monastique et le besoin d’apporter de l’eau et de l’utiliser dans la clôture. L’acceptation suppose nécessairement qu’il y ait plus continuités que ruptures dans les utilisations et les connaissances. Elle engage à mettre en évidence des traditions qui ancrent finalement le monachisme du plein Moyen Âge dans ses profondes racines. Cependant, la tradition n’est pas figée. Elle est douée d’une évolution qui est stimulée à la faveur de modifications des conditions naturelles, culturelles et sociales. Nous verrons dans les prochains chapitres le rôle essentiel qu’ont joué les clunisiens dans la transmission de véritables coutumes d’implantation et d’utilisation de l’eau. Nous verrons aussi que la spécificité cistercienne ne peut être reconnue sans la faculté d’innovation des clunisiens.

La relation entre les flux arrivant ou sortant et la position du monastère est essentielle pour les religieux réguliers du Moyen Âge classique. Techniquement et comme dans les périodes précédentes, nous restons sur des systèmes hydrauliques soumis au phénomène naturel de la gravité. Il faut donc placer le monastère de telle manière qu’il puisse utiliser au mieux les potentialités de l’eau. La contrainte de cette importante condition naturelle pourrait engager à admettre qu’il existe un certain déterminisme dans la mise en place d’un monastère par rapport au réseau hydrographique. Cependant, les constantes qu’impose la nature ne sont pas les seuls éléments à prendre en compte dans cette question. Certaines conditions naturelles peuvent évoluer comme le climat et son impact sur le réseau hydrique. La longue période du Moyen Âge a connu plusieurs phases climatiques. Pour la période concernée, le petit optimum climatique que l’on observe jusqu’à la fin du XIIIe siècle s’oppose au petit âge glaciaire de la fin du Moyen Âge. Les travaux historiques montrent qu’il est partiellement possible de quantifier les conséquences des épisodes climatiques sur la société médiévale entre le XIIe et le XVe siècle252.

Par rapport aux périodes précédentes, les nouvelles implantations monastiques s’établissent aussi dans d’autres cadres humains et socio-économiques. Entre les IXe et XIIe siècles, le paysage s’est profondément transformé. La cristallisation de l’habitat autour d’un centre qui peut être un monastère crée la trame des bourgs telle que nous la percevons encore actuellement. Les besoins d’une population de plus en plus nombreuse et son évolution sociologique entraînent de lourdes charges sur les campagnes, que les progrès de l’agriculture et l’extension des terres cultivables permettent d’honorer. Dans ce nouveau contexte, les fondateurs pourraient avoir plus de difficultés à trouver un désert favorable. Dans le cadre de l’Allemagne centrale entre le VIIIe et le XIIIe siècle, l’analyse d’Albrecht Hoffmann signale bien le glissement des implantations monastiques du cours inférieur des affluents des rivières aux hautes vallées qui étaient encore disponibles au moment où les cisterciens s’installent253. Si l’eau reste le dénominateur commun à tous les sites mentionnés par le chercheur allemand, les conditions hydriques apparaissent nettement plus défavorables pour les installations monastiques les plus tardives. Il en résulte des adaptations des flux et des techniques hydrauliques afin d’optimiser au maximum les possibilités permises par le réseau hydrologique.

Notes
247.

Benoît Chauvin (dir.), 1982-1987.

248.

Paul Benoit, 1996, p. 475-485.

249.

Klyn Coppack, 1996, p. 157-167.

250.

Sheila Bonde, 1996, p. 193-209.

251.

Daniel Prigent, 1996, p. 314-315.

252.

Emmanuel Le Roy Ladurie, 1970 ; 1983 ; 2004. Bruno Alexandre, 1987.

253.

Albrecht Hoffmann, 1996, p. 100-101.