II.1.4.1. Les flux et les implantations monastiques rurales

a. Les monastères de vallée : une spécificité cistercienne ?

L’implantation en fond de vallée serait pour beaucoup d’auteurs une des grandes particularités des moines blancs. Le discours de Terryl Kinder est très révélateur de la manière dont sont perçus les sites des abbayes cisterciennes par rapport aux monastères bénédictins antérieurs254. D’une certaine manière, les disciples de Bernard de Clairvaux auraient innové en s’installant dans les vallées. Ces sites auraient été choisis pour trois raisons essentielles.

La première est que les bénédictins occupaient déjà les meilleurs emplacements que sont les sites de hauteurs comme le Mont-Saint-Michel, Saint-Michel d’Aiguille, Saint-Martin-du-Canigou ou encore Vézelay. Nous avons pu aborder précédemment la question des sites occupés par les moines du haut Moyen Âge. Et il apparaît bien que la mise en place d’une communauté sur une colline ou une montagne n’est qu’un cas de figure. Dans les faits, la vallée est un lieu privilégié depuis longtemps.

Une autre raison invoquée est d’ordre politique. Dans le monde du Moyen Âge classique où la propriété foncière est très bien définie, la rivière est souvent une limite frontalière et une zone franche. La donation aux cisterciens d’un site près d’une rivière pourrait correspondre à une action mêlant piété et stratégie politique. Nous pouvons objecter à cette hypothèse que la mise en place d’une abbaye dans une situation de marche spirituelle n’est pas une invention née avec les cisterciens. Pour introduire un exemple que nous aurons tout le loisir d’étudier, nous pouvons nous interroger sur les réelles préoccupations de Guillaume le Pieux quand il fonde, de surcroît avec un abbé apparemment attaché au royaume de Bourgogne, le monastère de Cluny à proximité d’une des très importantes frontières de l’Europe occidentale du Xe siècle. L’acte politique du duc d’Aquitaine est tellement pertinent que l’abbaye mâconnaise en puisera une partie de son aura et de sa puissance. Par ailleurs, dans les enjeux de l’époque, la rivière de Grosne n’apparaît pas à première vue comme un élément pouvant déterminer le choix stratégique. Pour éviter les amalgames, il faudrait mettre en place différentes échelles de lecture. En effet, la donation aux cisterciens ne se limite pas à une vallée insalubre et improductive, mais regroupe des territoires suffisamment développés pour que les moines n’aient que l’embarras du choix dans l’implantation de leur monastère. Il ne faut pas confondre les mythes et les probables. Les moines blancs ont favorisé les vallées pour d’autres raisons.

La troisième raison se trouve être à teneur mystique. Le fond de vallée contrairement à la montagne, serait un endroit très favorable à l’élévation de l’âme parce que sa topographie particulière permet de grandes possibilités d’intériorisation ! Restons raisonnables. Faut-il entrer dans le jeu de Bernard de Clairvaux pour comprendre le monachisme occidental ? Avec cette affirmation d’historien, la vallée de larmes n’est finalement pas celle des cisterciens mais bien celle de bénédictins incompris qui, par opposition à l’armée des moines vertueux, se trouvent assimilés à un corps en perdition constitué de religieux extravertis, souffrant d’évanescence mystique.

Notes
254.

Terryl N. Kinder, 1997, p. 79-83.