Les « fosses Carolines » qui auraient permis la liaison entre le Rhin et le Danube sont un exemple d’ambitions permises par les possibilités d’un empire et du savoir-faire potentiel de spécialistes dans les domaines du nivellement, de l’hydraulique et de la conduite d’un chantier282. Si la tentative de Charlemagne ne fut pas concrétisée, plusieurs travaux monastiques ambitieux bien que de moindre envergure sont connus pour la période carolingienne.
Les textes soulignent en effet le rôle des monastères dans les réaménagements des cours d’eau. L’ouvrage le plus souvent cité par les historiens concerne le monastère de Fulda. Afin d’améliorer le débit du Waidesbach sur lequel était installée l’abbaye, Sturmi construisit un canal dérivé de la rivière Fulda283. L’abbé fit venir de nombreux terrassiers pour effectuer le détournement et creuser un fossé allant vers le monastère284. Le bief devait disposer d’une pente suffisante pour le bon fonctionnement des moulins285. Les efforts sont conséquents puisque le canal d’amenée est d’environ 1 500 m pour 1,40 m de profondeur et une largeur placée entre 1,45 et 1,80 m. La dénivellation est de plus de 4 m286.
Le cas de Fulda n’est pas unique.
Pour les besoins de l’abbaye neustrienne de Corbie, on creusa, avant les années 820-830, un canal de dérivation à l’est du cours naturel de l’Ancre. La rivière fut ainsi détournée sur plusieurs kilomètres. Après avoir baigné les officines monastiques, les eaux du bief chutent vers la Somme en faisant tourner des moulins287. L’entretien de la conduite est signalé dans un texte du IXe siècle où le futur abbé Wala, alors novice, est chargé avec ses confrères de nettoyer le cours d’eau de la végétation luxuriante288. À la fin de l’année 1187, un texte oppose le canal artificiel appelé aqua Corbeie au cours d’eau qui est dénommée rivus Veteri Corbeie 289 . Le bief prend aussi dans le texte médiéval le nom de « boulangerie ». C’est ce terme qui est utilisé sur la carte de Cassini (fig. 31).
Vers 650, le monastère de Sithiu, qui prendra par la suite le nom de Saint-Bertin, est fondé sur la bordure méridionale des marécages de Saint-Omer. À cet endroit, la rivière Aa versait ses eaux dans un marécage situé à près de 5 m au-dessus du niveau actuel de la mer. Avant 805, l’abbé Odland construit des moulins à 4 kilomètres en amont de l’abbaye, près de son domaine situé sur la villa d’Arques. Compte tenu de l’irrégularité des eaux de la rivière, le moulin est installé à l’aboutissement d’un canal. Afin d’aménager une chute d’eau avant le marais, il construit une digue contra montem de 2 500 m de longueur290. L’aqueduc, suivant la courbe de niveau des 10 mètres, prenait son origine à la sortie du village de Blendecques. En 1327, la digue derrière laquelle se trouvait le canal est appelée de manière significative « Molendick ». Vers 850, le monastère de Saint-Bertin possède son moulin. Le moteur hydraulique pouvait être entraîné soit par les eaux du plateau situé au sud de Saint-Omer, soit par le canal de fuite creusé à la sortie du moulin d’Arques291. Cet autre aménagement voit la mise en place d’une seconde digue, la Basse Meldicq.
À Montier-en-Der, saint Bercharius aurait amené l’eau sur une grande distance pour fournir au monastère292.
Un autre exemple carolingien, celui de l’abbaye de Saint-Denis, profite de l’analyse archéologique. Le ruisseau du Rouillon passant naturellement dans un talweg situé au nord de l’abbaye a été détourné pour les besoins du monastère et des moulins. La dérivation appelée le Croult prend naissance à plus de 4 kilomètres de l’abbaye au niveau d’un déversoir aménagé sur le Rouillon. Le canal se développe ensuite sur 6,4 kilomètres selon le tracé des courbes de niveaux. Après avoir passé les murs de la ville par un pont-aqueduc, les eaux alimentent deux dérivations. La première est orientée vers les besoins du monastère et l’autre permet de faire fonctionner des moulins. Dans l’abbaye, l’eau est distribuée par trois canaux qui se rejoignent à l’abreuvoir de la porte de l’abbaye. L’eau file ensuite vers une retenue d’eau alimentant une roue hydraulique. Après avoir traversé les fortifications de la ville, les deux bras principaux se rejoignent pour se jeter dans l’ancien ruisseau (fig. 46)293. La dérivation est citée pour la première fois en 832 dans l’acte constitutif de la mense conventuelle. D’après Dietrich Lohrmann, les travaux seraient antérieurs à 820-830294.
Les efforts des moines ne se concrétisent parfois pas à l’image des tentatives inachevées de creusement d’un bief à l’abbaye de Lobbes. Dans ce lieu, au IXe siècle, l’abbé Hartbert, ancien moine de Corbie, tenta la construction d’un aqueduc à l’usage des moulins. Mais, à la mort du religieux en 864, l’entreprise n’était pas achevée295.
Les aménagements des cours d’eau ne sont pas propres aux abbayes de Neustrie ou d’Austrasie. À la fin du IXe siècle, l’abbaye de Lagrasse, en Roussillon, construit un canal dans la villa de Pézilla296.
À partir de ces différents exemples, il apparaît que les abbayes du haut Moyen Âge se donnaient les possibilités de transformer un réseau hydrographique afin d’utiliser les diverses capacités des cours d’eau. Les travaux sont souvent conséquents. Ils ne font pas pâle figure aux côtés des réalisations que mettront en place par la suite les cisterciens. Nous verrons que Cluny qui va occuper le terrain monastique entre le Xe siècle et le XIIe siècle a permis la transmission des possibilités d’aménagements des rivières.
Klaus GREWE 1991-2, p. 297-298. Klaus Grewe 2000, p. 136.
Catalogus Abbatum Fuldensium, MGH, SS, XIII, p. 272. ; Vita S. Sturmi, 20, MGH, SS, II, p. 375. Émile Lesne attribue des travaux d’hydraulique à Eigil, quatrième abbé de Fulda. Le Catalogus Abbatum Fuldensium et la Vita Eigilis Abbatis Fuldensis ne mentionnent pas de travaux de ce genre. En revanche, ils signalent d’autres constructions comme celle par exemple d’une rotonde dans le cimetière. Émile Lesne, 1943, op. cit., t. VI, p. 45 ; MGH, SS, XIII, p. 272 ; MGH, SS, XV, p. 229-231
I. 20., ASOSB, III, II, p. 255, Émile Lesne, op.cit., T. VI, p. 49.
Walter HORN, Ernest BORN, The Plan of St Gall, 1979, op. cit., t. I, p. 69.
Dietrich Lohrmann, 1990, p. 44, n. 32. Du même auteur, 1994, p. 357.
Dietrich Lohrmann, 1990, p. 45. Du même auteur, 1989, p. 387.
Patrologie Latine, t. 120, col 1 581.
Laurent Morelle, 1985, p. 616-620. incipit a ruella Castellani, a dextra euntium, versus duo molendina que sunt super aquam Bolengarie, et rursus a predicta ruella Castellani, a sinitra euntium, usque ad portam de pratis, et continet totam Bolengarian usque ad molendina et retro Bolengariam usque ad portam de stampis, et terminatur ad rivum Palluelli et ad duo molendina.
Dietrich Lohrmann, 1990, op. cit, p. 45.
Hervé Barbé, 1998, p. 40. Alain Derville, 1980, p. 73-95.
Vita, 17, P.L. CXXXVII, col. 683.
Michael Wyss (dir.), 1996-2, p. 319-324. Du même auteur, 1996, p. 65-75.
Dietrich Lohrmann, 1990, p. 45.
Gesta abbatum Lobbiensensis, 12. MGH, SS, IV, 60. Emile Lesne, op.cit, t. VI, p. 46. Alain Dierkens, 1985, p. 109.
Sylvie Caucanas, 1995, p. 27.