II.2. Les usages

Dans le courant du précédent chapitre, nous avons démontré que le rapport était étroit entre l’implantation du lieu d’utilisation et les écoulements soumis à la loi de la gravité. Placé dans les conditions les plus favorables ou alimenté artificiellement, le site se trouve toujours à la jonction des différents types d’écoulements. Lors de son utilisation, l’eau mute : elle acquiert un autre statut, voire un autre état symbolique. Dans le site d’utilisation, il est fait usage de l’eau qui est un élément nécessaire à la boisson, à l’hygiène, à l’élevage du poisson…

Selon un point de vue pragmatique, l’eau passe d’une aptitude à satisfaire telle ou telle fonction à un état où elle doit être rejetée. L’eau qui est préalablement passée dans le réseau d’adduction débouche inéluctablement dans le conduit d’évacuation. Mais, cette appréciation, somme toute exacte, ne prend pas en compte une des qualités essentielles de l’élément liquide : son emploi est intimement associé à des pratiques culturelles, sociales ou sacrées…

Il apparaît que l’eau a constamment été soumise à des usages qui dépassent le cadre propre de la simple utilisation du liquide. Prenons l’exemple de la propreté : les usages de l’eau qui lui sont attachés composent avec l’image du corps telle qu’elle peut être conçue par une communauté cohérente dans son fonctionnement social. La perception du corps peut être affectée lors de modifications des équilibres sociaux pouvant entraîner une redéfinition des diverses relations que la collectivité a pu établir antérieurement avec l’eau.

Pour la fin du Moyen Âge et la période moderne, Georges Vigarello302 a très bien analysé les mécanismes qui vont aboutir à une méfiance inconsidérée pour le liquide. Cet état de l’eau est corrélatif d’une modification de la notion de propreté entraînant notamment l’abandon de certains usages comme celui du bain privé ou public.

Le XIXe siècle est une autre époque où le développement de l’hygiène aura comme grande conséquence une réhabilitation de l’eau comme vecteur principal de propreté. Ce nouveau statut de l’eau ne s’établit cependant pas dans n’importe quel contexte.

Aujourd’hui même, il est peut-être possible d’assister aux prémices d’une nouvelle histoire de l’eau. L’homme contemporain pourrait en effet entretenir un nouveau rapport avec l’eau. Cette dernière n’est plus considérée comme hygiénique. Elle transporte des organismes pathogènes, pire encore, des impuretés mutagènes. Cette défiance satisfait l’ego d’un corps fragilisé, à tort et à raison, par un environnement qui lui paraît de plus en plus hostile. La rareté de l’eau sans trouble a tendance actuellement à modifier les usages. En effet, depuis quelques années, les rayons des supermarchés débordent d’eau saine et de flacons dont le contenu peut permettre l’alternative d’une toilette sèche. En revanche, l’image de l’eau du robinet se détériore face à l’angoisse d’un corps que l’imaginaire collectif place dans une situation de survie.

Ces quelques exemples issus des périodes récentes montrent bien que l’eau entretient, à travers l’usage qui en est fait, des relations complexes avec les sociétés.

Pour revenir aux périodes qui nous intéressent, il faut constater que les usages antiques pourraient diverger des coutumes médiévales. La ville de l’Antiquité tardive a nécessairement connu des changements profonds dans les emplois de l’eau. La disparition progressive des aqueducs, ou leur réutilisation vers des destinations précises, prive la ville d’abondantes arrivées d’eau. Les citadins ne trouveraient plus que les eaux vernaculaires, celles du puits, de la citerne, de la source ou du proche cours d’eau. L’eau dont Frontin vantait les usages pourrait laisser la place à une eau plus immédiate placée dans les abords de la domesticité.

Cette transformation pourrait s’élaborer dans le cadre d’une nouvelle perception symbolique de l’élément liquide. Avec l’arrivée du Christianisme, l’eau pourrait prendre un autre essor.

Notes
302.

Georges Vigarello, 1985.