II.2.2. La mutation des usages de l’eau

À partir du IIIe siècle, le resserrement de la ville derrière des murailles inaugure une autre histoire. À Nîmes, Vienne ou Autun, l’espace intra-muros se réduit très sensiblement. Parallèlement, beaucoup d’autres villes qui ne disposaient pas de fortifications se dotent de murs d’enceinte. Les villes quittent leur parure antique pour se replier derrière des murs soigneusement construits. Ce phénomène s’établit dans un courant de modifications profondes du tissu de la ville. Se retrouvant fréquemment en dehors de la nouvelle emprise urbaine, les bâtiments les plus signifiants de la culture antique tendent à disparaître. Les fouilles ont permis dans certains cas de révéler les changements radicaux qui se sont opérés sur les anciens centres. À Aix-en-Provence304, à Aoste305, les constructions du groupe épiscopal viennent s’installer directement et rapidement sur l’ancien forum. L’emplacement de thermes est utilisé à Cimiez pour l’implantation du baptistère et de la basilique306. Les transformations sont visibles également à Riez307. Les grands édifices nécessaires à la conception de l’urbanité romaine sont ainsi progressivement effacés du nouveau paysage.

Au premier abord, l’Antiquité tardive semble engager une rupture assez brutale du lien étroit existant auparavant entre l’eau, les techniques hydrauliques et la société. Cependant, nous avons pu remarquer que la situation est assez contrastée en ce qui concerne l’abandon général des aqueducs aux IVe-Ve siècles. La persistance des grands écoulements vers les villes ou leur disparition très progressive attesterait de transformations lentes dans les usages. Dans les villes, bien des thermes vont disparaître à l’instar d’autres grands monuments. Au VIe siècle, les matériaux des thermes de Boulogne sont mis à la disposition des constructeurs du castrum.

Il faut aussi reconnaître que l’élan destructeur pourrait côtoyer une dynamique permettant de recomposer les centres urbains. La construction des bâtiments de l’Église est un des faits les mieux perçus de cette époque. En revanche, la connaissance des autres composantes du milieu urbain de l’Antiquité tardive reste difficile compte tenu du manque de données. À l’image de l’opération réalisée à Lyon, rue Adolphe Max308, les fouilles qui ont pu aborder ces questions apportent de nouvelles hypothèses qui s’opposent à celle d’un monde en grande déchéance. Entre le IVe siècle et le VIe siècle, les constructions ou les modifications d’installations thermales laisseraient entendre que certains usages de l’eau ont persisté en pleine redéfinition du phénomène urbain. Les dimensions des bains publics reconstruits à la fin du IVe siècle au nord du groupe épiscopal de Lyon n’ont rien à envier à celles des installations du haut Empire. La disposition des lieux apparaît tout aussi complexe en associant aux différentes salles thermales des espaces de détente et d’exercices physiques309. Les thermes fouillés rue Adolphe Max, à Lyon disparaissent au VIe siècle (fig. 48). En revanche, à Poitiers, il semble que des thermes du haut Empire, rénovés, persistent entre le VIe et le VIIIe siècles.

Dans le IVe siècle, l’eau trouve une nouvelle affectation. Avec la liberté de culte, puis son officialisation, le Christianisme se manifeste dans la ville avec la construction de nombreux bâtiments. Le groupe épiscopal forme un ensemble monumental complexe dans l’enceinte même du castrum. Le baptistère avec ses installations hydrauliques en forme une des composantes. Dans la cuve baptismale, l’eau acquiert un nouveau statut en devenant l’eau du Jourdain dès qu’elle porte ses ondes bouillonnantes vers le catéchumène. Entre le IVe siècle et le VIe siècle, il n’est pas exclu que la mutation de la ville soit corrélative d’une nouvelle conception culturelle de l’eau. Le Christianisme joue un rôle essentiel dans le changement de perception de l’élément liquide. Le Liber Pontificalis opposait contrainte spirituelle et nécessité physique à une recherche plus ludique et sensuelle des eaux310. Dans l’ancienne capitale de l’Empire, la papauté a en effet cherché à garantir, malgré les difficultés, le fonctionnement de quatre aqueducs antique pour fournir aux différentes installations chrétiennes311. Avant tout, l’eau alimente les baptistères, en particulier ceux du Latran et du Vatican, et les moulins du Janicule. Détournés de leur ancienne fonction, les bains deviennent un élément nécessaire à la charité chrétienne. Ils sont mentionnés pour les besoins des pèlerins à Saint-Pierre, à Saint-Clément, à Saint-Martin du Mont, à Saint Pancrace, à Saint-Laurent-hors-les-Murs, à Saint-Paul-hors-les-Murs, dans le palais du Latran ainsi que dans les quatre-vingts diaconies de la cité.

Avec notre méconnaissance de la ville de la fin de l’Antiquité en Gaule, il n’est pas aisé d’établir un lien entre une éventuelle persistance d’un système d’adduction et la mise en place de bâtiments chrétiens disposant d’un système hydraulique. Bien que non systématique, l’alimentation des baptistères par des conduites forcées312 permet de poser la question des moyens d’adduction. Mais, rien n’est simple. En effet, les fouilles de baptistères se sont plus particulièrement intéressées au bâtiment et à ses relations avec les autres édifices religieux. Le dispositif essentiel de la cuve apparaît souvent rapidement traité. Par ailleurs, malheureusement, l’analyse des systèmes hydrauliques ne va généralement pas au-delà des observations faites dans la construction baptismale. Peu d’études s’attachent à envisager les relations topographiques qui pourraient être établies entre le bâtiment du baptême, le site et les possibilités aquifères. Pourtant, une bonne adduction permet le fonctionnement correct de l’eau dans la cuve, et en particulier son bouillonnement. La manière dont le baptistère est alimenté intéresse donc directement les usages qui sont faits de l’eau.

Notes
304.

Rollins Guild, Jean Guyon, Lucien Rivet, « Les origines du baptistère de la Cathédrale Saint-Sauveur, Étude de topographie aixoise », Revue Narbonnaise, T. XVI, 1983, p. 171-232 p. 171-182.

305.

Charles Bonnet, Renato Perinetti, 1986.

306.

Paul-Albert Février, 1995, p. 103-108.

307.

Guy Barruol, 1995, p. 85-93.

308.

Françoise Villedieu, 1990.

309.

Françoise Villedieu, 1990, p. 29-46 ; p. 110-112.

310.

Robert Coates-Stephens, 1998, 171-178.

311.

Idem

312.

cf. chap. suiv.