II.2.5. L’eau dans le projet monastique

Le rapide examen des usages de l’eau dans les monastères permet de mettre en évidence une certaine continuité des pratiques entre les monastères du haut Moyen Âge et les communautés du Moyen Âge classique. Le respect des textes fondant le monachisme cénobite peut partiellement expliquer cette réalité. Mais, il faut aussi trouver ailleurs les causes qui ont finalement abouti à la mise en place de véritables traditions. Le plan monastique bénédictin obéit à un schéma qui n’est pas dû au hasard. Les bâtiments sont mis en place selon une organisation précise. Celle-ci n’est pas issue d’un fonctionnalisme tel que nous l’entrevoyons aujourd’hui. Certes, les différentes constructions du cloître sont très judicieusement agencées entre elles. Cet agencement respecterait en particulier les circulations. Pour exemple, le dortoir est généralement contigu à l’église permettant ainsi aux moines de se déplacer facilement lors des offices de nuits. La promiscuité et la concentration d’une population nécessitent par ailleurs des espaces spécialisés qui sont rassemblés par grand type de fonction.

Mais, dans le cas des cloîtres, n’est-il pas trop réducteur de se limiter à une simple analyse architecturale ? Le lieu n’a-t-il pas été mis en forme pour correspondre au mieux au statut très particulier du moine dans le monde. Apparaissant somme toute tardivement dans l’histoire du courant monastique, le plan de Saint-Gall offre les premiers éléments de réponse. Le document présente un concept architectural qui s’organise selon un système d’emboîtements des différents espaces du monastère, ces derniers étant hiérarchisés en fonction de leur prégnance symbolique et du rapport plus ou moins possible avec le monde séculier. Ce type de perception n’est pas unique au plan de Saint-Gall. Les statuts de Corbie composés par l’abbé Adalard en 822 traduisent la même conception du lieu. Le document montre plusieurs ensembles spatiaux qui s’emboîtent à partir du cloître qui forme le noyau du schéma idéel423. Il y a ensuite l’enceinte monastique, puis un territoire situé aux alentours où seraient intégrés les sept villages les plus proches du monastère, et finalement l’ensemble du domaine de Corbie. À chaque enceinte successive correspond un statut particulier des acteurs. Les liens qui permettent d’unir les différents acteurs ne sont pas uniquement d’ordre économique. Ils procèdent d’un effort commun pour que le monastère puisse accomplir son devoir d’hospitalité et de charité. Entre les documents de Saint-Gall et de Corbie, il existe une différence notable : c’est celle de l’échelle. Corbie s’ouvre sur les territoires de l’abbaye alors que Saint-Gall pousse un regard intime sur l’enceinte du monastère. Il n’en demeure pas moins que la façon d’appréhender l’espace monastique est proche. Malgré près de trois siècles et demi d’écart, les manières de percevoir les lieux pourraient s’avérer assez voisines entre le plan de Saint-Gall et le plan de Christchurch de Cantorbéry. Ne revenons pas sur la qualité du dernier plan comme document technique de premier ordre. Le document anglo-saxon présente une organisation du monastère qui répartit les espaces hiérarchiquement depuis le cloître jusqu’aux constructions où les religieux côtoient les hommes du monde séculier. Si le plan de Saint-Gall peut être quelque part considéré comme une sorte de manifeste, cela ne peut être le cas pour le document de Cantorbéry. En revanche, le document du XIIe siècle peut, sur ces questions, se concevoir comme un témoin important de l’état de maturation du modèle monastique. Dans cette analyse de la conception de l’espace dans le monastère, il manque une série de sources qui permettent de faire la liaison entre la période carolingienne et le monde monastique du Moyen Âge. Ces documents, de divers types, se trouvent dans le monde clunisien.

L’eau et ses usages sont directement impliqués dans le projet monastique. Le chapitre 66 de la règle bénédictine est souvent cité pour signaler l’intérêt que les bénédictins portaient à l’eau. Mais, cette eau n’est pas unique. Elle circule dans des espaces qui n’ont pas tous la même fonction, ni la même importance symbolique. Nous l’avons vu, cette eau mute en diverses essences en fonction du lieu où elle sera utilisée. La hiérarchisation des divers états de l’eau, allant de l’eau bénite à l’eau des latrines, pourrait se trouver parallèle à celle qui peut être perçue dans le projet monastique.

Notes
423.

Elisabeth Magnou-Nortier, 1998, p. 51-72.