II.3.1.2. Chronologie du moulin hydraulique depuis l’Antiquité

a. Le moulin à eau : un cas intéressant d’épistémologie

La question de l’utilisation et la diffusion des techniques du moulin hydraulique ont été confrontées aux postulats de certaines conceptions historiques des mondes antique et médiéval. Il était en particulier difficile d’envisager que le moulin ait été utilisé de manière commune dans le monde gréco-romain. Sa diffusion aurait été compromise par l’organisation même de la société antique. La possibilité de disposer à moindre coût d’une main-d’œuvre servile était avancée pour expliquer la stagnation de la technique au rang de curiosité. En effet, l’esclavagisme apparaissait, et apparaît encore, comme un frein réel au développement d’outils très productifs. Ce jugement est défendu par Marc Bloch dans son article de 1935431. Ce n’est qu’à la fin de l’Antiquité, sous la pression du manque de main-d’œuvre, que le moulin hydraulique aurait trouvé un premier terrain d’application432. Un autre handicap de l’Antiquité, qui n’aurait pas permis un grand développement de la technique, serait l’hydrographie, soit trop insuffisante, soit trop excessive pour permettre la mise en place de machines hydrauliques433.

L’utilisation de main-d’œuvre peu coûteuse est aussi considérée comme un frein au progrès technique dans le haut Moyen Âge. Vue comme une ère de dépression, la période située entre le Ve siècle et le Xe siècle ne pouvait pas non plus avoir développé des techniques ayant pour résultat d’accroître très sensiblement la production. « Car il ne faut point s’y tromper : invention antique, le moulin à eau est médiéval par l’époque de sa véritable expansion »434. Cette phrase issue de l’article de Marc Bloch signe bien la manière dont les historiens vont envisager l’apparition du moulin à eau. Pour Georges Duby, le développement du moulin à eau reste encore très limité à la période carolingienne435. Robert Fossier donne plusieurs causes ayant fait obstacle au développement du moulin. Le haut Moyen Âge n’était pas en mesure de construire des moulins du fait d’un déficit technique et économique dans les domaines du transport, de la forge et de la charpenterie. La construction d’un moulin engageait des coûts de construction trop importants. L’historien met aussi en cause les difficultés d’installation de machines liées au droit sur l’eau436.

Ce pessimisme sur les facultés de l’Antiquité et du haut Moyen Âge est encore sensible dans l’article de Bruno Phalip, daté de 1992437. En revanche, les historiens reconnaissent qu’à partir du Xe-XIe siècle, l’Europe occidentale voit les conditions réunies pour qu’une première révolution « industrielle » se mette en place. Les changements sociaux qui déboucheront sur le régime de la seigneurie banale et les nouveaux rapports entre la ville et la campagne permettent une généralisation du moulin à eau.

Toutefois, depuis les années 1980, un certain nombre de thèses tendent à atténuer le premier constat. Les travaux d’Örjan Wikander posent très sérieusement la question de l’emploi commun du moulin hydraulique dans l’Antiquité438. Parallèlement, des historiens médiévistes comme Dietrich Lohrmann essayent de redéfinir la genèse du moulin hydraulique dans le Moyen Âge. En 2002, Georges Comet fait le premier point épistémologique sur la question en dégageant bien les freins qui ont empêché la pensée historique de modifier sa perception439. La nouvelle lecture des sources écrites est complétée par l’apport de l’archéologie qui, bon an, mal an, selon les possibilités offertes par les politiques patrimoniales des différents pays européens, permet la mise au jour d’installations de meunerie datables entre le Ier siècle de notre ère et le Xe siècle. Les dernières données sont suffisamment pertinentes pour que des chercheurs qui défendaient auparavant la vision classique du développement du moulin hydraulique reconnaissent qu’une autre histoire de l’énergie hydraulique est plausible440.

Ce rapide aperçu des études montre bien le lien étroit qu’il faut conserver entre la période de l’invention et le moment de grande généralisation du moulin hydraulique. Peut-on encore définir de réelles ruptures dans l’utilisation du moulin hydraulique à la lumière des nouveaux apports des historiens et des archéologues ? À l’inverse, est ce que l'on peut défendre l’hypothèse d’une stricte continuité dans l’emploi de la technique ? Au-delà de ces questions, il faut aussi aborder le rôle des monastères comme vecteur de transmission d’une technique et de son utilisation.

Notes
431.

Marc Bloch, 1935, p. 546-547.

432.

Marc Bloch, 1935, p. 547

433.

Robert Fossier, 2000, p. 96.

434.

Marc Bloch, 1935, p. 545.

435.

Georges Duby, 1962, p. 72-74.

436.

Robert Fossier, 1982, p. 626-627.

437.

Bruno Phalip, 1992, p. 64.

438.

Örjan Wikander, 1984; Örjan Wikander, 1985; Örjan Wikander, 1986; Örjan Wikander, 2000; Örjan Wikander, 2000-1.

439.

Georges Comet, 2002, p. 9-30.

440.

Robert Fossier, 2002, p. 7-8.