d. Le moulin hydraulique : un lieu d’innovations postérieur au haut Moyen Âge

Le courant médiéviste traditionnel envisage qu’il y ait eu une véritable généralisation du moulin hydraulique entre le Xe siècle et le XIIe siècle. Les dernières études sur l’équipement hydraulique dans le haut Moyen Âge pourraient induire que la révolution technique, attachée à des modifications structurelles de la société européenne, a peut-être été moins forte qu’on le supposait. Avant d’étudier les questions de l’équipement hydraulique des vallées de la Bourgogne du sud au moment de l’expansion des clunisiens, il paraît nécessaire de faire un rapide bilan des études sur l’équipement hydraulique dans les « grands siècles » du Moyen Âge.

Georges Duby601, puis plus tard Jacques Le Goff602 font un constat sans demi-teintes de l’évolution de l’équipement hydraulique entre la période carolingienne et le XIVe siècle. L’essor du moulin hydraulique se situerait entre le XIe et le XIVe siècle. Les exemples donnés sont révélateurs de l’augmentation très substantielle du nombre de machines hydrauliques. Dans un quartier de Rouen, il existe deux moulins au Xe siècle. Cinq nouveaux sont construits dans le XIIe siècle, dix autres au XIIIe siècle, puis, finalement quatorze autres au XIVe siècle. Plus récente, l’étude d’André Guillerme analyse les mêmes tendances en notant pour le nord de la France deux phases de développement, la première entre 995 et 1082 et la seconde entre 1120 et 1275603. Néanmoins, ces chiffres établis à partir des textes ne sont-ils pas à considérer comme des données brutes ? Certes, l’augmentation du nombre de moulins est vraisemblablement due à une banalisation de cette technique de mouture. Mais, l’essor démographique et le développement du phénomène urbain doivent être pris en compte. Contrairement au haut Moyen Âge, la période allant du début du XIe siècle au XVe siècle est aussi un moment où la documentation devient très abondante. Il n’est donc pas étonnant que les mentions explicites de moulins deviennent très communes. Les citations de moulins apparaissent généralement lors de donations, de confirmation de biens ou de conflits. Sauf mention explicite, ce type de document ne peut pas renseigner sur le moment de la construction de l’installation hydraulique. André Guillerme note bien les incertitudes qui entourent les dates de fondations des moulins. Cependant, il envisage que les constructions ne précèdent pas la première mention au-delà de cinquante ans. Chez l’auteur, il faut sentir un blocage épistémologique qui l’empêche de supposer qu’il existe des roues hydrauliques avant l’an Mil. En revanche, les documents, par leur nombre, pourraient signaler d'autres phénomènes que ceux d’un équipement soudain des villes en installations hydrauliques dès le début du XIe siècle. Les moulins passent dans des mains qui concentrent propriétés et pouvoirs. L’abbaye, le chapitre, le seigneur laïc acquièrent des installations hydrauliques, et d’autres biens, à des propriétaires de moindre importance. Les travaux de Bruno Phalip604 et de Sylvie Caucanas605 ont le mérite de présenter, respectivement pour l’Hérault et le Roussillon, l’origine en partie alleutière du moulin et le glissement de la propriété de l’alleu vers le temporel des grandes seigneuries ecclésiastiques. Nous verrons ultérieurement que le Clunysois est, par la qualité des sources et la multitude des études, un terrain très favorable à l’analyse de ce mécanisme.

On ne peut refuser le fait que l’expansion du moulin hydraulique reste considérable entre le XIe siècle et le XVe siècle. En l’espace de cinq siècles, l’Europe va pratiquement constituer un équipement qui va perdurer jusqu’aux révolutions industrielles du XIXe siècle.

Le document qui est généralement mis en avant pour signaler le développement du moulin à partir du XIe siècle est le Domesday Book. Avec cette source de 1086, l’emploi massif du moulin hydraulique est démontré. 5 624 moulins sont recensés dans le texte de la fin du XIe siècle. L’étude du bassin de l’Hérault, après une filtration des données brutes, donne des conclusions intéressantes sur l’évolution de l’équipement hydraulique. Entre 850 et 1200, la période la plus riche en constructions correspond à l’ensemble du XIe siècle606. Pour la même région, l’équipement en moulins peut être subdivisé en deux phases. La première située entre 850 et 1050 pourrait correspondre à un premier équipement des sites. Entre 1050 et 1150, une phase intensive lui succède qui serait corrélative de la mise en culture de nouvelles terres céréalières, les condemines. Ce phénomène s’accompagnerait d’un changement de technique, la roue verticale étant favorisée, et d’un désintérêt pour des installations situées sur les cours supérieurs des rivières au profit des vallées.

L’utilisation de plus grands cours d’eau permet la mise en œuvre d’une production beaucoup plus importante à partir de mécanismes hydrauliques qui pourraient ne pas avoir été égalés en puissance depuis longtemps. À l’augmentation du nombre de moulins, il faut donc envisager la mise au point de machines développant une énergie permettant la mouture de grosses quantités de céréales. D’un point de vue productif, mais dans des contextes très différents, nous nous retrouvons sur des installations proches des grandes meuneries antiques du type de Barbegal ou du mont Janicule, à Rome.

Un article récent de Paul Benoit et de Karine Berthier607 tente d’analyser le phénomène du développement du moulin hydraulique dans les régions d’origine du mouvement cistercien. Contrairement à ce qu’affirmait Marc Bloch, il n’est plus possible de concevoir que le moulin ait connu sa première expansion après l’époque carolingienne. Il n’y a pas eu de révolution industrielle en ce domaine au sens où l’entendait Jean Gimpel608. En revanche, la synthèse de 1998 montre à partir des recensements de moulins cisterciens que les installations hydrauliques évoluent pendant cette période du plein Moyen Âge. En particulier, les moines de Cîteaux n’hésitent pas à utiliser l’énergie de cours d’eau important en les barrant et en amenant de grosses quantités d’eau vers les roues hydrauliques. C’est le cas par exemple des installations de l’abbaye de Clairvaux mises en place sur une dérivation de l'Aube. L’arrivée de flux puissants permettait aussi de diversifier les outils qui étaient entraînés par les roues. La maîtrise des moines blancs s’exercerait par ailleurs sur des cours d’eau de moindre importance en trouvant le moyen de stocker l’énergie nécessaire grâce à des retenues d’eau.

Notes
601.

Georges Duby, 1962,, p. 195

602.

Jacques Le Goff, 1982, p. 171.

603.

André Guillerme, 1983, p. 95-96

604.

Bruno Phalip, 1992, p. 64

605.

Sylvie Caucanas, 1995, p. 29-30

606.

Bruno Phalip, 1992, p. 65-66.

607.

Paul Benoit, Karine Berthier, 1998, p. 58-65.

608.

Jean Gimpel, 1975,