II.4. Le haut Moyen Âge dans la transmission du savoir-faire de l’Antiquité.

Dans les actes du colloque de Royaumont, Alfons Zettler considérait que l’hydraulique monastique du haut Moyen Âge n’avait pas connu de réminiscences de l’Antiquité, ni d’engouement pour l’innovation615. L’intérêt pour les aménagements hydrauliques se mettrait en place tardivement, dans le Moyen Âge classique. Dans le nouvel environnement de la société médiévale, le rôle des cisterciens resterait indéniable. L’avis de ce chercheur n’est pas unique. Il s’intègre dans un courant plus général de l’histoire médiévale qui apprécie le haut Moyen Âge comme une période de stagnation, voire de régression, des sciences et techniques. Les raisons invoquées pour attester de ce phénomène sont multiples. La possibilité de disposer de main-d’œuvre servile resterait un frein à la mise en place de techniques de production mécanisées. Par ailleurs, les conditions socio-économiques ne sont pas suffisantes pour que les besoins et les savoir-faire s’épanouissent. Pourtant, les données allant à l’encontre de cette sensibilité historique ne sont pas absentes.

Depuis une trentaine d’années, une relecture des textes et les nouvelles analyses archéologiques tendent à rendre obsolètes les hypothèses défendant le marasme inéluctable des sciences et techniques dans les sociétés du haut Moyen Âge. Cette alternative historique dans la conception de la période située entre le Ve siècle et le Xe siècle reste pour l’instant inconfortable. En effet, si elle démontre que les techniques hydrauliques ont été exploitées, elles ne donnent pas l’ampleur du phénomène. Les textes restent rares en comparaison à la manne documentaire du Moyen Âge classique. Malgré les importants apports de ces dernières décennies, l’archéologie du haut Moyen Âge n’en est finalement qu’à ses prémices, en particulier dans la connaissance du monde rural.

Il n’est pas exclu qu’il y ait eu un changement d’échelle dans l’utilisation des techniques hydrauliques entre le haut Moyen Âge et le Moyen Âge proprement dit. Toutefois, certains exemples sembleraient s’opposer à l’image de deux mondes. Les aménagements hydrauliques de l’abbaye de Saint-Denis n’ont rien à envier à ceux qui sont réalisés à Clairvaux. L’installation en fond de vallée qui caractérise les sites des moines blancs et qui permet de disposer facilement d’eau pour diverses utilisations est vraisemblablement issue d’une tradition d’implantation monastique ancienne qui a pu favoriser l’installation en bord de rivière.

En revanche, il est évident qu’une des différenciations fondamentales existant entre les deux périodes tient aux transformations socio-économiques qui vont induire la mise en place d’une autre productivité pour les terres, les hommes et les machines. Paul Benoit signale bien cette mutation qui, chez les cisterciens et plus généralement dans la société des XIIe et XIIIe siècles, débouche sur le développement d’activités proto-industrielles. Toutefois, cette évolution ne s’est pas établie sans les transmissions de savoirs et de savoir-faire dont l’origine se place dans les innovations de l'Antiquité.

La plupart des techniques hydrauliques est issu du monde antique, au moins dans leur principe de fonctionnement. Plusieurs questions sont à régler en ce qui concerne la transmission du savoir dans le cadre d’une société qui subit plusieurs mutations au cours de l’histoire. Les techniques hydrauliques sont nées des besoins de produire sur des terres manquant d’eau et sur la croissance régulière du phénomène urbain. Dans l’Empire romain, la ville et sa culture ont eu un rôle essentiel dans leur développement. C’est vraisemblablement à partir de ce premier fond de connaissance, établi dans le cadre de ce que l’on pourrait appeler un syncrétisme technique, que pourrait se développer l’hydraulique médiévale.

Avec la disparition du phénomène urbain, la fin de l’Antiquité marquerait une rupture radicale dans l’organisation de la société. L’utilisation des techniques de l’eau n’est pas pour autant abandonnée. Les partis sont moins ambitieux que dans l’Antiquité classique, mais, les dispositifs peuvent être complexes. Les baptistères sont un bon exemple de constructions où s’épanouissent des savoir-faire qui satisfont des fins qui ne sont plus, par ailleurs, orientées vers la distraction et l’agrément. La diversité des solutions employées pour les cuves baptismales signale avant tout la faculté des bâtisseurs à s’adapter à diverses contraintes imposées par l’environnement des bâtiments.

Dans les campagnes, les monastères pourraient avoir joué un rôle essentiel dans la transmission du savoir technique. La présence d’ouvrages antiques dans les scriptoria montre un certain intérêt des moines pour les arts mécaniques. Mais, la présence dans les bibliothèques monastiques des textes de Vitruve, de Frontin ou de Palladius n’explique pas l’exercice de compétences complexes qui interviennent dans la mise en œuvre de travaux hydrauliques. D’autres documents, produits par le Christianisme pourraient participer à la transmission de techniques ou, plus subtilement, avoir un rôle d’inducteur dans cette transmission. Sans conteste, la règle de saint Benoît est le premier d’entre eux. Un autre document, le plan de Saint-Gall, traduit les nécessités des moines bénédictins dans un document graphique. Le plan est suffisamment ambigu pour que certaines réalités techniques puissent être cachées sous les principes symbolique et eschatologique qui ont généré le document. Il ne faut pas non plus négliger d’autres textes que l’on retrouve communément dans les bibliothèques monastiques. Les ouvrages de Cassiodore, la Vie des Pères du Jura, les Dialogues de Grégoire le Grand, d’autres documents hagiographiques apportent aux moines toute la matière littéraire permettant éventuellement de constituer des modèles. Cassiodore et l’auteur jurassien anonyme ne sont pas avares d’indications sur la manière dont le monastère doit être disposé et sur l’utilisation de l’eau par les moines. Les documents offrent aussi les possibilités de relais symboliques avec les textes bibliques. Dans les Dialogues de Grégoire le Grand, l’épisode d’un des miracles de Subiaco entretient un parallèle très clair entre Moïse au Rocher du désert de Sîn et Benoît qui fait jaillir l’eau près des monastères qui en étaient dépourvus. Cette grâce de Dieu est retraduite un peu différemment dans la vie des Pères du Jura à propos de la source près de laquelle s’installe Romain et qui est, par la suite, conduite dans des tuyaux de bois pour les besoins des religieux. Mais, contrairement à l’épisode de l’ancien Testament, le prodige s’établit dans le cadre de communautés soumises à Dieu et à l’humilité de son abbé. Dans ce contexte très symbolique de l’eau, la mise en place d’une adduction d’eau dans un monastère pourrait être un acte remarquable, voire nécessaire. Il recouvrirait bien plus que la réalité des besoins pragmatiques d’une communauté. D’une certaine manière, le doux murmure de l’eau jaillissant dans la fontaine du cloître pourrait rappeler au moine son statut privilégié, intermédiaire sur le cheminement vers la terre promise aux Chrétiens.

Si les documents précédemment cités peuvent avoir servi à mettre en place d’éventuels modèles, il apparaît évident qu’ils ne donnent pas les connaissances techniques nécessaires à l’élaboration des ouvrages ou des machines hydrauliques. Les savoirs techniques n’ont pas été directement diffusés par l’écrit. Fondamentalement, la connaissance chrétienne se concentre sur les arts libéraux qui permettent l’appréhension des textes sacrés. En revanche, les techniques sont entrevues avec précaution car elles risquent de tirer l’âme vers le domaine du sensible. Cette hiérarchie des savoirs que l’on trouve chez Augustin616, qui est reprise par Grégoire le Grand617, sera lourde de conséquence dans la diffusion des techniques au cours du Moyen Âge. La connaissance médiévale pourrait oublier des pans complets de culture qui se sont retrouvés exclus de l’écrit. Ce n’est que tardivement que l’on voit apparaître les premiers « manuels techniques ». Au XIIe siècle, les écrits du Moine Théophile618 et d’Hugues de Saint-Victor619 offrent les premiers véritables textes. Les documents graphiques à portée technique sont aussi absents. Il n’est pas exclu qu’ils aient existé ne serait-ce que pour permettre le repérage, en cas de besoin, des structures hydrauliques comme nous en avons l’exemple avec le plan de Christchurch de Canterbury ou celui de la chartreuse de Londres.

Pour les moulins qui représentent des machines complexes, l’iconographie n’existe pas avant le XIIe siècle620. Au XIIe siècle, le Hortus Deliciarumet le chapiteau du moulin mystique de Vézelay donnent les premières représentations médiévales d’un mécanisme de moulin hydraulique (fig.84). Le dessin de l’ouvrage que l’on doit à l’abbesse Herrade de Landsberg entre 1175 et 1185 est précis sans apparaître toutefois comme un document technique621. Il faut attendre le XIIIe siècle avec Villard de Honnecourt pour disposer d’un des premiers documents d’ingénieur avec une représentation de la scie hydraulique622.

Jean-Marie Pesez623 met l’accent sur la capacité d’innovation des hommes du Moyen Âge. Beaucoup de domaines sont concernés, l’agriculture, l’attelage, la construction navale, la métallurgie, etc. La tendance générale de la connaissance dans les sciences et techniques au Moyen Âge est de reculer progressivement les périodes d’inventions et d’utilisation de certaines techniques. Le moulin à eau profite de ces modifications de perception. L’apport de nouvelles techniques peut être le fait de transferts de technologie. Il peut aussi être produit, ainsi que l’évolution des techniques à une transmission des connaissances qui s’établit au travers de traditions. Au Moyen Âge, les sciences et techniques ne sont pas exclues du monde chrétien. Mais, ce type de savoir se transmet dans le cadre d’un apprentissage qui s’opère dans et par la pratique, de situation en situation, de génération en génération. Dans la Vie des Pères du Jura, l’exemple du diacre Sabinien, responsable du fonctionnement des moulins de l’abbaye attesterait de l’existence d’un savoir coutumier624. Toutefois, ce qui pourrait être appelé la tradition, que l’on opposerait à la connaissance, n’est pas figé. Elle reste en constante évolution. Ce dynamisme serait lié aux modifications d’ordre socio-économique ou environnemental, mais aussi, à la faculté intrinsèque des savoir-faire à adapter, et à leur disposition extrinsèque à être perméables au savoir et aux transferts de techniques.

Si la société médiévale est une société lettrée, les caractéristiques mêmes de l’enseignement chrétien font qu’elle laisse une part importante à la culture orale. Par ses caractéristiques de société religieuse, elle pourrait réaliser une véritable symbiose entre transmissions orale et écrite. Pour l’étude du Moyen Âge, l’évanescence du savoir sous-jacent est un problème pour l’historien. Le colloque sur l’innovation technique au Moyen Âge a pu en effet constater les limites d’une histoire basée uniquement sur les textes.

Une autre question est de définir qui sont, dans les monastères du Moyen Âge, cela avant les clunisiens, les détenteurs des savoir-faire. Au VIe siècle, la règle de saint Benoît préconise le travail manuel, ce qui permet de lutter contre l’oisiveté, un des ennemis de l’âme625. Le travail serait même une condition à l’état de moines626. Le chapitre soixante-six du document normatif recommande une disposition du monastère qui permette aux différents métiers de s’y exercer afin que les moines évitent de sortir du monastère. Si l’on prend littéralement le texte, les frères pouvaient travailler dans le jardin, au moulin et dans des lieux où s’exercent les différents métiers. Dans le contexte d’une autre réglementation, l’expérience de Sabinien, moine à Condate, est intéressante. Le diacre est le meunier du monastère. Et, loin de condamner l’adresse de l’artisan dans la conduite des moulins et des pilons, la Vie des Pères du Jura note une hiérarchisation des activités du saint homme. La topographie vient naturellement au secours du narrateur. Pour assister aux offices, Sabinien monte rapidement depuis la rivière vers l’oratoire. Malgré des préoccupations très matérielles qui l’éloigneraient géographiquement et spirituellement du monastère, il se trouve le premier devant l’autel627. Le moine jurassien est d’une certaine manière cette « Israël qui descend chez les philistins pour faire aiguiser son soc, sa hache ou sa faux »628.

L’image du moine jurassien du Ve siècle traduit peut-être une image plus générale d’un monde monastique où les religieux pouvaient exercer différentes compétences ou aptitudes dans le cadre de leur communauté. Au début du monachisme bénédictin, le travail manuel occupait vraisemblablement une part importante de la journée du moine. Il recouvre essentiellement les activités agricoles et les tâches domestiques. Le chapitre quarante-huit de la règle bénédictine signale l’occupation des moines aux récoltes. Les frères travaillent la terre quand la survie de la communauté en dépend629. Les premiers religieux de Fulda vivaient du travail de leurs mains630. À Corbie, les moines reçurent l’ordre d’aller couper les foins avant que la rivière en crue ne les gâte. Benoît d’Aniane assujettit les communautés qu’il réforme au travail.

Toutefois, une tendance des moines à déléguer les activités riches en savoir-faire semble se dessiner à la période carolingienne. Le premier travail du moine est l’opus Dei. À l’époque carolingienne, la journée du moine carolingien se tourne essentiellement vers l’exercice spirituel.

Une répartition des tâches se remarque à Corbie. Les moines font le service de la cuisine, mais les serviteurs laïques font tout le travail préparatoire. Les occupations terrestres du moine bénédictin se situent dans le soin de la terre, dans l’activité des scriptoria, ou dans des tâches domestiques liées au quotidien de la communauté. Dès cette époque, les religieux ne semblent plus avoir que la direction des travaux. À Corbie, les jardiniers sont des moines. En revanche, ils ont des serviteurs pour travailler la terre. Cet exemple révèle peut-être une organisation plus générale des activités qui se traduit par une dichotomie entre savoir et savoir-faire. Certaines connaissances pourraient aussi échapper complètement à la compréhension des clercs. Ainsi, dans les monastères d’Aniane, la mouture n’est plus du ressort des religieux. Elle est laissée dans les mains des laïques qui deviennent les seuls détenteurs du savoir permettant dans la réalité de construire et de conduire un moulin. Cette limitation de l’activité est aussi connue dans les statuts réformistes du début du IXe siècle. Plus tard dans le bas Moyen Âge, les acensements de moulins par les communautés religieuses dévoilent amplement cette délégation des savoir-faire à des techniciens à la fois charpentiers, hydrauliciens et meuniers.

Notes
615.

Alfons Zettler, 1996, p. 74.

616.

Saint Augustin, De Doctrinal Christiana, II, 39 et 40, traduction G. Combes.

617.

Grégoire le grand, Commentaire du premier livre des Rois, V, 30, PL LXXIX, 355.

618.

Theophilus, De diversis artibus. trad. Ch de l’Escopier, Théophile, traité sur divers arts, Paris, 1843. A. Blanc, Essai sur divers arts, Paris, 1980.

619.

Hugues de Saint-Victor, Didascalicon, trad. Michel Lemoine, Paris, éditions du Cerf, Sagesses chrétiennes, 1991.

620.

Perrine MANE, « Les moulins à eau dans l’iconographie médiévale », Moulins et meuniers dans les campagnes européennes (IX e -XVIII e siècle), 21e journées de Flaran, Presses universitaires du Mirail, 2002, p. 195-196.

621.

Herrade de Hohenbourg, Hortus Deliciarum, présentation et commentaires de Jean-Claude Wey, La Broque, 2004.

622.

Roland Bechmann, 1991, p. 278-286.

623.

Jean-Marie PESEZ, 1996, p. 11-14.

624.

Vie des Pères du Jura, p. 298-301.

625.

« L’oisiveté est ennemie de l’âme. C’est pourquoi à certaines heures, les frères doivent s’occuper au travail des mains, et à certaines autres à la lecture des choses divines. ». Otiositas inimica est animae, et ideo certe temporibus occupari debent fratres in labore manuum, certis iterum horis in lectione divina. Caput 48, 1

626.

« Si les conditions du lieu ou la pauvreté exigent qu’ils s’occupent par eux-mêmes des récoltes, qu’ils ne s’attristent pas. Car c’est alors qu’ils sont vraiment moines, quand ils vivent du travail de leurs mains, comme nos Pères et les Apôtres ». Si autem necessitas locis aut paupertas exegerit, ut ad fruges recollegendas per se occupentur, non contristentur. quia tunc vere monachi sunt, si labore manuum suarum vivunt, sicut Patres nostri et Apostoli. Caput 48, 7 et 8)

627.

Dans les passages qui relatent la sainteté de Sabinien, l’opposition entre la cité des bienheureux et le monde commun où se trouvent les pièges de toutes les tentations est nettement exprimée. La sainteté de Sabinien tient à ce qu’il déjoue facilement les pièges que lui tend Satan, la nuit dans sa cellule ou au moment où il dirige une équipe de moines pour la réfection d’un bief de moulin.

628.

Grégoire le Grand, commentaires du premier livre des Rois.

629.

cf. note 35

630.

Vitae Liobae, SS, XV, 129)