III.1.5. Hugues de Semur, le triomphe de Cluny

Hugues de Semur est choisi comme abbé le 1er janvier 1049. Il est issu d’une importante famille aristocratique bourguignonne, les seigneurs de Semur-en-Brionnais. Elle possède des liens avec les comtes de Chalon et les ducs capétiens. Hugues se trouve être le petit-neveu d’Hugues de Chalon, évêque d’Auxerre. L’élection fut effectuée pour la première fois après la mort de l’abbé. Mais, Odilon l’avait choisi un an auparavant comme grand prieur. Le 22 février 1049, Hugues reçoit la bénédiction abbatiale de l’archevêque de Besançon. Il gouvernera Cluny pendant près de 60 ans. Hugues achève de consolider l’Ecclesia Cluniacensis et son organisation. Son autorité est reconnue par les grands qu’ils soient laïcs ou ecclésiastiques.

Soutenue par la papauté, solidaire des pontifes, Cluny rayonne sous l’abbatiat de saint Hugues. Dans la deuxième moitié du XIe siècle, la force de Cluny et de Rome s’établit dans l’équilibre de leur rapport. Le pape accorde de nouvelles protections à l’abbaye. Il confère aux moines la libertas romana qui libère Cluny des obligations temporelles. En réciproque, Cluny, intercède par ses prières pour la papauté et l’Église. En 1088, Urbain II confirme l’exemption de Cluny. Il remet aussi à saint Hugues les insignes cardinalices, l’émancipant de toute hiérarchie séculière. Les territoires où doit s’exercer l’immunité sont définis spatialement pendant cette période. En 1080, suite à des différends avec les évêques de Mâcon et de Lyon, le légat du pape, Pierre, évêque d’Albano, définit les limites du premier territoire. En 1095, Urbain II étend la zone d’immunité.

Durant la deuxième moitié du XIe siècle, Cluny s’accroît considérablement. Le courant de réforme se poursuit. Plusieurs monastères importants sont fondés. Situé sur le territoire familial, le monastère de femmes de la Sainte-Trinité de Marcigny est mis en place suite à la donation, en 1054, du frère de l’abbé, Geoffroy. L’établissement était dirigé par une prieure et le nombre de moniales ne devait pas dépasser quatre-vingt-dix-neuf ; la centième, la Vierge ayant le titre symbolique d’abbesse679. La fondation de la Charité-sur-Loire680 est aussi très importante pour Cluny. Le monastère qui comportera près de 100 moines apparaît comme une sorte de « tête de pont » vers le nord-ouest de la France. En France, la donation en 1077 de la collégiale de Saint-Martin-des-Champs et sa réduction à l’état de prieuré, assure avec la Charité, entre la fin du XIe siècle et la première moitié du XIIe siècle, une expansion considérable sur le pays de France, la Champagne et Outre-manche. Sur l’ancienne terre bénédictine que représente l’Angleterre, le développement de Cluny est une nouveauté. En 1077, la fondation de Saint-Pancrace de Lewes assure une première emprise de Cluny dans le royaume d’Angleterre681. Les libéralités du roi de Castille Alphonse VI permettent réformes et création de couvents. Dans la péninsule, les clunisiens participent amplement à l’effort de reconquête politique et religieuse682. Ils contribuent à l’adoption de la liturgie romaine en remplacement des usages mozarabes. Cluny renforce par ailleurs sa présence en Lombardie683. Dans les pays germaniques, l’influence de Cluny est moins facile. Cependant, elle se traduit par l’adoption des coutumes clunisiennes dans certains monastères comme celui d’Hirsau, en Forêt Noire. Il existe aussi quelques intégrations comme Zell, Dammarie (diocèse de Toul), Thiaucourt (Lorraine), Vendœuvre-lès-Nancy (diocèse de Toul), Altkirch (diocèse de Bâle) ou encore Hettiswyl (diocèse de Coire) À la suite de la première croisade (1095-1099), Cluny s’implante aussi en Terre Sainte.

Le réseau monastique est constitué de prieurés. Mais, à côté de cet ensemble relativement homogène, il existe des abbayes réformées. Un des exemples les plus illustres est le monastère Moissac qui, donné à Cluny en 1053684 et réformé, dispose d’un abbé librement élu. Cependant, Durand, le premier abbé du monastère réformé est un ancien moine clunisien devenu évêque de Toulouse. Les moines de l’Ecclesia Cluniacensis ont les mêmes statuts, les mêmes droits et doivent obéissance à l’abbé de Cluny. L’Ecclesia Cluniacensis repose sur l’union des monastères et plus spécialement sur la communion de prière des moines. Elle est essentiellement une prière d’intercession pour les vivants, et pour les morts, en vue du Jugement Dernier. L’Ecclesia est décrite comme un corps composé d’une tête, le monasterium capitale, Cluny, et des membres, les abbayes et prieurés dépendants. L’abbé placé à la tête et devenu en 1080 saint ès qualités représente les sources de l’Ecclesia Cluniacensis.

Cluny est un lieu d’asile spirituel. La fonction d’asile pénitentiel joué par Cluny est importante pour les clercs invités à s’amender dans le cadre de la réforme grégorienne. L’asile clunisien est aussi ouvert aux laïcs dans l’espoir d’une réconciliation685. L’époque grégorienne marque aussi le passage à une éthique absolue supposant la conversion du monde au monastère, antichambre de l’éternité686. Dans cette optique, la pastorale clunisienne joue un rôle important dans les conversions. Le territoire immunitaire de Cluny est une terre d’asile lors de moments d’instabilité.

En tant que couvent bénédictin, c’est aussi une maison des pauvres. D’après Georges Duby, les doyennés clunisiens consacrent un tiers de leur surplus à la distribution des aumônes et l’accueil des hôtes. Dans les coutumes de la deuxième moitié du XIe siècle, l’entretien des pauvres est confié à un officier monastique, l’aumônier.

L’abbaye est ouverte aux visiteurs, et au moment des fêtes, à l’ensemble de la population qui venait chercher grâce et guérison auprès des saintes reliques. La présence des reliques de saint Pierre et saint Paul fait de Cluny un lieu de pèlerinage. Dès la seconde moitié du XIe siècle, Cluny constitue un substitut de pèlerinage à Rome.

C’est sous l’abbatiat d’Hugues de Semur que deux autres coutumiers sont établis. Les coutumes dites de Bernard et d’Ulrich sont de même nature que le Liber Tramitis aeui Odilonis. Les coutumes de Bernard, internes à Cluny, dateraient d’avant 1078687. Celles d’Ulrich de Zell auraient été rédigées à la demande de l’abbé Guillaume d’Hirsau, avant 1083. Elles s’appliquent à adapter les coutumes de Cluny à des établissements réformés non intégrés à l’Ecclesia Cluniacensis comme l’est le monastère d’Hirsau688. À la différence du coutumier d’Odilon, les deux documents s’attachent à donner une forme juridique à la souveraineté du monastère de Cluny. En effet, comme les autres potentats laïcs ou ecclésiastiques, les clunisiens sont, dès les environs de l’an Mil, des seigneurs souverains possédant les anciennes prérogatives du droit régalien. Les libertés de la seigneurie clunisienne sont d’abord défendues par des voies spirituelles.

Cluny est un vivier pour les dirigeants de l’Église : l’abbaye fournit un grand nombre d’évêques, de cardinaux et deux papes. Le grand prieur Eudes de Châtillon devient le pape Urbain II. Cependant, les prélats d’origine clunisienne sont relativement peu nombreux

Le roi Alphonse VI de Castille comble l’abbaye d’une rente annuelle, qui atteindra, en 1077, cent milles deniers clunisiens. Plus tard, Henri Ier, roi d’Angleterre participe aussi aux financements des clunisiens. Cet apport régulier et important de fonds a sans nul doute favorisé le développement spatial et architectural du monastère. Au projet somptuaire d’une nouvelle église abbatiale correspond la construction de bâtiments claustraux plus en accord avec la dimension croissante de la communauté et l’ambition clunisienne. Les prieurés vivent aussi des périodes de reconstruction ou de construction. En 1095, le pape Urbain II consacre l’autel majeur et l’autel matutinal de la grande abbatiale. Les trois premières chapelles sont consacrées par Daimbert, archevêque de Pise, Hugues, archevêque de Lyon et le cardinal évêque de Segni. Parallèlement à la grande église, Hugues engage les travaux dans le cloître avec la mise en place d’un nouveau dortoir, d’un nouveau réfectoire et d’une hostellerie.

Notes
679.

Prieuré de la Sainte-Trinité. Province clunisienne de Lyon - Diocèse d'Autun. 99 religieuses et 12 moines (Charvin, C.G.).

680.

Prieuré Sainte-Marie-de-la-Charité. Province de France (nord) - Diocèse d'Auxerre. Selon la tradition, un monastère existerait depuis le VIIIe siècle, fondé par Rolland Seigneur de Roussillon. De moines basiliens se seraient installés sous la conduite du sous-diacre Loup. Pépin le confia à des moines bénédictins. Il aurait été détruit en 743 et en 771 puis déserté pendant trois siècles. Bernard de Chaillant voulut en 1056 restaurer l'église sise sur ses terres. Le 23 mai 1059, elle est donnée à Hugues de Cluny par Geoffroy, évêque d’Auxerre. En 1107, l'église Sainte-Croix est consacrée par le pape Pascal II. La charité devient rapidement une puissance matérielle considérable contant 50 prieurés dépendants et une centaine d'églises.

681.

Diocèse de Chichester. 30 moines et 1 prieur. Fondé en 1077 par Guillaume comte de Warenne et Gundride fille ou belle-fille de Guillaume le Conquérant avec des moines venant de Cluny.

682.

John William, 1988, p. 93-101.

683.

Le monastère Saint-Jacques de Pontida, dans le diocèse de Bergame, est édifié après 1079. Saints-Gabriel-et-Raphaël de Crémone est construit dans la même période. Vertemate dans le diocèse de Côme est édifié suite à une donation de 1084.

684.

La donation de Moissac est confirmée par le comte de Toulouse Pons.

685.

Dominique Iogna-Prat, Ordonner et exclure, p. 47-48

686.

Idem p. 49

687.

Joachim Wollach, 1988, p. 237-255. Dominique Iogna-Prat, Ordonner et exclure, p. 69.

688.

Dominique Iogna-Prat, Ordonner et exclure, p. 69