b. Élaboration d’une nouvelle image de Cluny

L’image de Cluny telle que nous la connaissons va s’élaborer dans le courant du XIXe siècle.

Auparavant, les érudits ne font que rapporter les documents issus de l’historiographie clunisienne. En 1739, Dom Plancher 696 ne mentionne pas le pavillon de chasse. Il commente avec prudence le terme même de villa et l’existence, avant la fondation du monastère, d’un collège de prêtres à Cluny, lequel serait signalé dans une charte de 891697. Les deux érudits clunysois, Benoît Dumolin et Bouché de la Bertillère, admettent la préexistence sur le site d’une métairie698. En revanche, d’après eux, le monastère ne s’installe pas à l’emplacement de la demeure du duc d’Aquitaine. En réalité, Bernon met en place les constructions monastiques près de l’établissement de Guillaume. Le noble fondateur éloigne ses chiens de chasse afin d’apporter le calme à la communauté religieuse. Le texte de Dumolin devient par la suite ambigu puisqu’il confond les installations laïque et monastique. Avant le milieu du XIXe siècle, le discours de M. P. Lorain 699 est proche de celui de Benoît Dumolin. Là aussi, Bernon construit un monastère afin d’abriter la nouvelle communauté dans le domaine700 donné par le comte. Pour les trois auteurs précédents, Cluny apparaît comme une région forestière, verte de bois et sans culture, propice à la chasse.

L’image de Cluny se modifie à partir de la seconde moitié du XIXe siècle. Jean Henry Pignot est le premier historien à défendre l’hypothèse de l’installation carolingienne précédant le monastère. D’après l’auteur, la nouvelle communauté s’implanterait dans une des résidences principales de Guillaume701. L’auteur estime que le territoire de Cluny disposait d’une maison seigneuriale comportant une habitation et des bâtiments d’exploitation702. L’organisation des constructions serait la même que celle des villas gallo-romaines avec pars urbana et pars rustica. Les travaux de Pignot marquent aussi un changement dans la perception du territoire de Cluny en envisageant que ce dernier ne soit plus uniquement boisé. Le domaine possède des prairies arrosées par la Grosne. L’érudit dresserait ainsi pour la première fois un portrait du lieu plus humanisé que ne l’envisageaient les auteurs précédents. Le nouvel état du site se trouve par ailleurs accentué avec la prise en compte d’axes de circulation qui relient le lieu aux centres laïcs ou ecclésiastiques régionaux. En cela, l’auteur profite de découvertes récentes : des tronçons d’une ancienne voie romaine auraient été mis en évidence à proximité du centre de la ville703.

Si Jean Henry Pignot met en place une image précise du territoire et des bâtiments clunysois, l’ouvrage de Louis Henry Champly, publié la même année, reste totalement évasif sur les caractéristiques du domaine et sur l’éventuel lieu de résidence de Guillaume le Pieux704.

Par la suite, les historiens clunisiens vont être fidèles au modèle légué par les écrits de Jean Henry Pignot. En 1884, Auguste Penjon mentionne la maison de chasse et ses dépendances desservies par une voie gallo-romaine et installée à l’emplacement d’un établissement romain705. En revanche pour cet auteur, Cluny n’était qu’une forêt. En 1911, le chanoine Louis Chaumont 706 plagie Pignot dans la description de la maison seigneuriale. Dans sa description du domaine, il s’inspire apparemment des textes de la fondation et de Raoul Glaber pour la question des quinze métairies707. Le dernier texte marque nettement l’existence d’un territoire fortement humanisé.

Dans les actes du millénaire de Cluny, Jean de Valois donne une définition de la villa en reprenant lui aussi l’acception classique de groupe de constructions rassemblant la demeure du maître et les bâtiments d’exploitation dominant le fundus 708 . Il se base en cela sur les travaux d’Arbois de Jubainville709. L’utilisation du suffixe - iacus dans le nom du domaine serait d’origine gallo-romaine, l’auteur se défiant des conclusions de l’étymologiste qui la daterait de la période mérovingienne. Quant à l’expression Cluniaco, elle semble être celtique710.

Les publications contemporaines des premières fouilles de Kenneth John Conant restent toutes attachées aux propositions mises en place à partir de la seconde moitié du XIXe siècle. En 1930, Rose Graham et Alfred Clapham 711 ne situent pas véritablement la donation de Guillaume. En 1935, Jean Virey dans son ouvrage sur les églises du Mâconnais reprend les remarques de Jean Henry Pignot en ce qui concerne la localisation de Cluny. Il qualifie l’endroit de désert, certes, mais qui est relié au monde par d’importantes voies de communication712. En 1936, I. et A. Talobre entrevoient l’installation des moines de Bernon dans « la maison des champs de Guillaume d’Aquitaine » composée de bâtiments de pierres et de bois ouverts sur une cour713.

Kenneth John Conant essaiera de trouver tant bien que mal les vestiges tangibles de l’installation carolingienne ayant, à l’origine, abrité les moines714. Ses recherches donneront à la communauté scientifique les données concrètes permettant de justifier l’échafaudage mis en place par les historiens de Cluny.

Depuis, les écrits plus récents ne mettent pas fondamentalement en cause cette histoire.

Notes
696.

Dom Urbain PLANCHER, Histoire générale et particulière de la Bourgogne, Paris, 1739, L III, p. 146-151.

697.

Dans cette charte, il est question d’une communauté de chanoines vivant à Cluny

698.

Benoît DUMOLIN, Histoire et description de la ville et des environs de Cluny, 1749-1778, ms, f° 3. ACC. Voir aussi Bouché de la Bertille qui reprend in extenso le texte de Benoît Dumolin. Description historique et chronologique de la ville, abbaye et banlieue de Cluny, depuis la fondation jusqu’à l’heureuse révolution de 1789, T. 1, p. 183-186.

699.

M. P.Lorain, 1845, p. 16-21

700.

Lorain traduit le terme villa de la charte par domaine.

701.

Jean-Henry Pignot, 1866, p. 16.

702.

Jean-Henry Pignot, 1866, p. 33.

703.

Dans son ouvrage sur le Mâconnais gallo-romain, Gabriel Jeanton signale l’existence d’une voie romaine en dessous de Bel Air et du Fouettin à l’emplacement d’un chemin existant encore. Il tiendrait ses informations à partir de l’annuaire de Saône-et-Loire de 1859 et de l’ouvrage de Chavot en 1884.

704.

Louis Henry Champly, 1866, p. 17. L’auteur mentionne simplement une habitation avec des fermes et des dépendances

705.

Auguste Penjon, 1884, p. 9. « Une maison de chasse et ses dépendances près d’une ancienne voie romaine, sur l’emplacement d’un établissement romain, dont un pan de mur à grand appareil, à pierres rougeâtres, serait peut-être un dernier vestige, dans une forêt, qui avait fait surnommer la vallée où la ville s’est étendue, la Vallée noire, tel était Cluny, lorsque Guillaume le Pieux le donna en 910, à Bernon,…»

706.

Louis Chaumont, 1911, p. 3. « Au centre s’élevait le maître-manoir avec les dépendances, cuisines, bâtiments pour les serfs qui le cultivaient, granges, étables, pressoirs, fours, jardins, vergers, viviers. Autour de du manse se groupaient les villages, dont la tenue comprenait quinze petites terres exploitées par des colons et leurs familles. »

707.

Raoul Glaber., hist, V, 4, éd Prou, p. 117.

708.

Jean de Valois, 1910, p. 189-190

709.

Arbois de Jubainville, 1890.

710.

Idem p. 192

711.

Rose GRAHAM, Sir Alfred CLAPHAM, “The Monastery of Cluny”, Bulletin de la société des antiquaires de Londres , Oxford, 1930.

712.

Jean Virey, 1935, p. 176.

713.

Talobre, 1936, p. 22.

714.

« Les moines reçoivent le pavillon de chasse dont l’histoire peut être trouvée dans les temps carolingiens » Conant Kenneth john, Excavations at the Monastery of Cluny, dans Franco-america pamphlets, 2ème série, n° 13, New York, 1940, p. 3 à 7.