c. Les dérives de l’historiographie : des hypothèses historiques aux certitudes de l’archéologie.

Cette histoire des origines du grand monastère n’est pas satisfaisante.

Nous observons que la modification de la perception du paysage s’opère sans qu’il y ait eu un apport substantiel de nouvelles données. Tout au long du XIXe siècle, la documentation de base reste inchangée. Il s’agit des textes clunisiens dont les plus importants restent la charte de fondation et un passage de la vie d’Hugues d’Anzy-le-Duc. Par ailleurs, les vagues vestiges antiques découverts dans les environs de l’abbaye n’offrent pas de pertinence suffisante pour accréditer les hypothèses d’une ancienne origine pour le site où s’implantent les moines. Ces éléments sont en effet très peu représentés et les attributions peuvent être hâtives715. Il faut trouver ailleurs les causes de la transformation du portrait de Cluny.

Entre le début du XIXe siècle et les premières décennies du XXe siècle, Cluny acquiert un paysage humanisé organisé autour d’un important centre d’exploitation construit sur le modèle de la villa gallo-romaine. Les historiens, comme Jean Virey,716 entérinent un processus où se succèdent une station romaine, une villa franque, le séjour de chasse de Guillaume d’Aquitaine, puis l’installation monastique.

Dans la masse de la production historique, il faut s’apercevoir que l’élaboration de la genèse de Cluny s’articule principalement autour de deux ouvrages, ceux de Jean Henry Pignot et de Jean de Valois. Les deux érudits sont les auteurs de travaux de réflexions qui se démarquent face aux compilations ou aux descriptions.

L’humanisation du domaine de Cluny, qui se manifeste à partir de l’étude de Jean-Henri Pignot, pourrait être liée à une relecture des chartes. En effet, les documents, datés du IXe siècle et du début du Xe siècle, énumèrent de manière laconique les composantes d’une campagne où se placent prés, terres, vignes, cours d’eau, moulins… Dans les descriptions des dépendances, les forêts ne sont pas systématiquement mentionnées717. La Grosne devient un élément incontournable du lieu. Elle arrose les terres et les fertilise. Dans la charte d’Ava et dans le testament de Guillaume, le cours d’eau est mentionné dans une position privilégiée puisqu’il permet de situer la villa718.

La prise en compte des chartes anciennes ne permet cependant pas d’expliquer le revirement de l’historiographie dans le milieu du XIXe siècle. Il faut peut-être trouver l’explication du phénomène dans des modifications de la perception de l’espace et de l’histoire qui s’opèrent de manière privilégiée dans le cadre d’échanges entre membres des sociétés savantes, particulièrement dynamiques à ces périodes. Dans la ferveur des recherches, l’intérêt pour l’archéologie naît et s’accentue.

Les érudits découvrent l’existence d’un fond gallo-romain important719. Ils réalisent aussi que les incidences de l’occupation antique modifient durablement l’organisation du paysage. Les recherches toponymiques et étymologiques enracinent les lieux. Les constatations sur la pérennité des voies romaines contribuent à placer le Moyen Âge dans une certaine continuité avec la période antérieure. Une cartographie des voies de circulation du pays éduen est établie en 1856720. La nouvelle image de Cluny a vraisemblablement été portée par cette volonté de rattacher les périodes de genèse de la société moderne aux ferments civilisateurs de la culture antique. Cluny ne peut plus être le territoire mangé par les bois. C’est un endroit fortement humanisé. La voie romaine de Cluny apparaît pour la première fois dans l’annuaire de Saône-et-Loire de 1859721. Les vestiges gallo-romains retrouvés sur le territoire de Cluny sont très ténus, mais ils suffisent aux historiens pour assurer à Cluny une forte origine antique722. Parallèlement, l’étymologie de Cluny prend une consistance historique en se trouvant confrontée au fond linguistique celtique. Nous sommes loin des acceptions symboliques de Raoul Glaber ou du moine Pierre Damien723.

Notes
715.

Penjon suppose que le pan de mur en grand appareil qui se trouve dans un mur de soutènement près de la porte principale du monastère serait gallo-romain. Il faudrait remarquer, et cet exemple le signale, que tout ce qui n’apparaît pas cohérent avec l’architecture visible de l’abbaye est assimilé à une structure ancienne, de préférence gallo-romaine.

716.

Jean Virey, 1957, p. 6. Texte repris de A. Chagny, 1938, p. 17.

717.

Les chartes de 825 et de 910 mentionnent les forêts.

718.

Charte de 893 : « villam meam nomine Cluniacum, in pago Masticonense, supra fluvium quae vocatur Grona sitam ». Charte de 910 : « Clugniacum scilicet villam, quæ sita est super fluvium, qui Grauna vocatur ».

719.

Les annuaires de Saône-et-Loire de M. Monnier marquent l’intérêt des érudits pour les antiquités. En ce qui concerne le canton de Cluny, les mentions faites dans les ouvrages publiéss entre 1834 et 1859 sont assez nombreuses. Monnier mentionne souvent les anciens chemins romains. À Bergesserin : à la fin du XVIIIe siècle, découverte d’un vase renfermant une quantité de monnaies dont un grand nombre de Faustine (Monnier 1834). À Blanot : avant 1836, au hameau de Fougnières, mise en évidence d’un important site gallo-romain (marbres, bains, statuettes en bronze, Monnier 1836). À Château : trouvailles fréquentes de monnaies romaines (Monnier 1856). À Cluny : Voie romaine en dessous de Bel Air et du Fouettin (Monnier 1859). Lors de la construction de la gare, découverte d’objets gallo-romains. À Ciergues, vers 1854, découverte de vestiges antiques, de meules de moulins à bras (Monnier 1856). À Massy, dans le bois de la Tour, vers 1856, découverte d’un vase remplie d’antoniniens de Valérien, Gallien, Tetricus, Claude II, Probus… (Monnier 1859). En 1796, tombes sous dalles (Monnier 1836). Mazille, pont romain à l’emplacement du pont de Grosne (Monnier 1843). Sur Saint-André-le-Désert, à Mazilly, avant 1834, découverte de débris et objets antiques (Monnier 1834). Avant 1873 au hameau de Jean-Prost, trouvaille d’un vase en bronze avec 550 antoniniens (Monnier, 1873). À Sainte-Cécile, au lieu-dit Le Chemin des Sables, en 1840, constructions romaines en élargissant le grand chemin (Monnier 1843). Ancien chemin des romains, dans la direction de Clermain à Cluny, il passait sur un pont. Il y avait des constructions romaines sur le ruisseau de la Valouze (Monnier 1856).Les ouvrages plus récents notamment celui de Gabriel Jeanton signalent des découvertes vers le milieu du XIXe siècle et qui devaient être connues dès leur invention. Sur Jalogny, à la fontaine de Douceroux, en 1857, découverte de ruines gallo-romaines, des pavés d’une ancienne voie romaine (monnaies, bronze) (G. Jeanton 1926). Toujours à Jalogny, avant 1884, il existait un ancien pont sur la Grosne. La voie romaine d’Autun à Belleville passait près de la fontaine de Douceroux. Sur Massilly, vers 1860, au lieu-dit La ville de Houdot, vestiges de constructions antiques (Jeanton, 1926).

720.

J. Roidot-Déléage, 1856.

721.

M. Monnier, 1859.

722.

Avant les dernières fouilles, l’ensemble des découvertes d’époque romaine sur le site même de l’abbaye se résume à deux monnaies (Alain Rebourg, Carte archéologique de la France : La Saône-et-Loire, notice sur Cluny p. 198. voir aussi Gabriel Jeanton, le Mâconnais gallo-romain , p. 9). En octobre 1892 a été retrouvée dans la cour située devant la façade du pape Gélase et à un mètre de profondeur, une monnaie d’époque impériale. En 1894, une monnaie de Néron est trouvée près de l’enceinte à proximité du champ de Foire. Les découvertes les plus remarquables ont été effectuées lors de la construction de la gare de Cluny (Gabriel Jeanton, 1927-1931, p. 9). La quantité de mobilier pourrait laisser supposer l’existence d’un site en place alors que les découvertes erratiques effectuées en d'autres lieux doivent être considérées avec beaucoup de précaution. Le reste d’un mur en grand appareil placé au nord de la porte d’accès au monastère a été identifié par les historiens et notamment par A. Penjon comme les vestiges d’une construction romaine. Il est évident qu’il n’y a pas beaucoup d’argument en faveur de cette hypothèse.

723.

En effet, pour Raoul Glaber, Cluny est dérivé de cluere qui signifie prend croissance. D’après Pierre Damien, la dénomination de Cluny se compose des mots clunis et acus exprimant l’exercice du labourage. L’auteur fait un parallèle symbolique entre l’aiguillon servant à stimuler le bœuf en plein effort et l’aiguillon de la terreur du jugement dernier qui empêche et prévient dans le labeur la lassitude du joug de la loi divine (B.C. col. 480-481). Pour J.H. Pignot, l’étymologie du mot Cluny serait la même que Clusa, c’est-à-dire une vallée fermée entre des montagnes.