b. Le fondateur : Guillaume le Pieux

Guillaume le Pieux aurait demandé à Bernon de construire un monastère où les moines puissent vivre selon la règle de saint Benoît. L’acte de fondation est très clair sur les intentions de Guillaume :

‘« Je fais ce don en demandant que l’on construise à Cluny un monastère régulier en l’honneur des saints Pierre et Paul et que là, des moines vivent en communauté selon la règle du bienheureux Benoît… »
Eo Siquidem dono tenore, ut in Clugniaco in honore sanctorum apostolorum Petri et Pauli monasterium regulare Construatur, ibique monachi juxta regulam sancti Benedicti viventes congregentur…

Le donateur est un des représentants de la très haute aristocratie franque. Il est l’arrière petit-fils d’un prince carolingien757, le duc de Toulouse Whilhem, fondateur en 804 de Gellone, abbaye proche de celle d’Aniane758. Saint Guillaume a fourni le modèle historique de Guillaume d’Orange, le héros principal d’une chanson de geste médiévale.

Guillaume le Pieux serait né vers 870 de Bernard Plantevelue et d’Ermengarde d’Auvergne. Vers l’âge de 16 ans, il succède à son père. Il régnera plus de trente ans, entre 886 et 918. Il se trouve à la tête d’un ensemble comprenant l’Auvergne, le Berry, le Velay, le Gévaudan, le Mâconnais et la Gothie. Il devient l’adversaire du premier roi Robertien, Eudes. Après la bataille de Montpensier en 893, le roi ne dispose plus des honneurs sur le Midi aquitain. Il abandonne par la suite ses droits régaliens. En 898, profitant de l’événement de la mort du roi Eudes, Guillaume se proclame duc d’Aquitaine. Il est vraisemblablement le premier potentat de la Francie occidentale à battre monnaie. En échange de sa neutralité, il est confirmé dans ses honores sur l’héritage de son père par le roi Charles le Simple. La même année, il épouse Ingelberge, fille de Boson. Par ce mariage, il devient beau-frère du roi de Provence Louis l’Aveugle, et neveu du duc de bourgogne Richard le Justicier. Ingelberge est aussi descendante directe de Charlemagne puisqu’elle est petite fille de l’Empereur et roi d’Italie Louis II.

Guillaume est le produit d’une acculturation d’une famille franque qui s’est fondue dans la tradition philoromane des territoires qu’elle gouverne tout au long du IXe siècle. Guillaume est profondément influencé par Géraud d’Aurillac. L’aristocrate aura aussi pour conseiller Abbon, legis doctor. Odon, le fils du savant, sera un jour abbé de Cluny et auteur d’une vie de saint Géraud.

Le duc d’Aquitaine se trouve à la charnière entre deux mondes, celui de la période carolingienne et celui de la féodalité. Guillaume est un prince carolingien et n’est pas issu à proprement dit de la noblesse locale. Pour conforter son pouvoir dans la principauté, Guillaume va chercher par différents moyens à s’attacher la fidélité des familles aristocratiques de la principauté. Allant à l’encontre de ses anciens serments d’allégeance, il établit son propre réseau de fidélité et d’honneurs en confiant notamment à ses vassaux des charges vicomtales.

Le contrôle des églises apparaît appartenir à cette politique de cohésion du territoire. Guillaume fonde de nombreuses abbayes. Avec les intrusions normandes, les abbayes poitevines ou ligériennes cherchent refuges avec leurs reliques à l’intérieur de la Gaule. En 898, Guillaume cède le fisc d’Ebreuil aux moines de Saint-Maixent. Les religieux de Saint-Martin de Tours reçoivent Marsat. Depuis 893, Guillaume est investi par don royal de l’abbatiat de l’éminent monastère de Brioude et lieux de sépulture des saints Julien et Avitus. Dans ce contexte, la fondation de Cluny, implantée dans une marge orientale de son territoire, est importante.

La compréhension du choix de Cluny comme lieu d’implantation passe en partie par la connaissance des conditions ayant permis la rencontre entre le puissant aristocrate et l’humble abbé des reculées jurassiennes. Rien ne semble les rapprocher, ni la géographie, ni les circonstances politiques.

La vie d’Hugues d’Anzy-le-Duc donne des indications très précises sur l’événement de la rencontre et sur ses suites. Guillaume est informé des qualités de l’abbé Bernon par certains de ses gens qui avaient l’habitude de fréquenter le monastère de Baume. Au-delà de la simple anecdote, il faut se demander si les liens unissant le Duc d’Aquitaine à la Bourgogne jurane étaient vraiment distendus. Le duc est beau-frère par alliance du roi de Provence, Louis II, et ce dernier est marié à Adélaïde, fille de Rodolphe Ier, roi de Bourgogne. Or, les deux rois connaissent bien Bernon notamment pour lui avoir donné et confirmé le domaine de Baume. Un autre lien entre l’abbé de Gigny et Guillaume a pu exister avec Odon. Le futur saint abbé était à la cour du duc avant d’avoir pris l’habit monastique. Alors qu’il se trouvait professeur à Baume, il a vraisemblablement gardé des relations étroites avec des proches de Guillaume. Mais, au-delà de ce que traduit la vie de Jean de Salerne, les conditions et des éventuelles conjonctions ayant poussé Odon à se soumettre à l’autorité de Bernon ne sont pas connues. L’importance du personnage d’Odon peut être appréciée au moment de la fondation de Cluny : il serait en effet le notaire de l’acte.

L’amitié de Guillaume le Pieux permet à Bernon de s’introduire dans le Berry où lui seront donnés le domaine de Déols, au nord de Châteauroux, et le monastère de Massay situé au sud-ouest de Vierzon. Les donations sur Sauxillanges et Souvigny marquent par ailleurs l’emprise de Bernon sur l’aristocratie fidèle à Guillaume.

Notes
757.

Guilhem est le fils de Théodoric II, comte d’Autun, probablement de Mâcon et d’Uzès, et d’une sœur ou demi-sœur de Pépin le Bref nommée Aude (Alda).

758.

Sur Guilhem de Gellone et la dynastie de Wilhemides, voir Marcel Pacaut, l’ordre de Cluny, p. 59-62. Christian Lauranson-Rosaz, L’Auvergne et ses marges (Velay, Gévaudan) du VIIIe au XI e  siècle, la fin du monde antique, Les cahiers de la Haute-Loire, Le Puy-en-Velay, 1987, p. 51-78. Plus récemment, Richard Bavoillot-Laussade, « Évocation de Guilhem et des Wilhemides. Une famille princière franque dans la Gallia Gothica des VIIIe et IXe siècles, Saint-Guilhem-le-Désert dans l’Europe du haut Moyen Âge, Amis de Saint-Guilhem-le-Désert, 2000, p. 31 à 46. Sur Guillaume le Pieux, idem Marcel Pacaut. Christian Lauranson-Rosaz, « Guillaume le Pieux », Saint-Guilhem-le-Désert dans l’Europe du haut Moyen Âge, Amis de Saint-Guilhem-le-Désert, 2000, p. 75-82.