III.2.2.4. Emplacement du site abbatial.

L’approche des conditions d’implantation du monastère de Cluny n’est pas simple.

Contrairement aux abbayes cisterciennes qui sont souvent restées dans un environnement rural, Cluny a très vite lié son histoire à celle des habitants qui vont participer à la formation du bourg abbatial. Puissance temporelle et spirituelle des Xe et XIe siècles, Cluny est impliquée directement dans le phénomène de cristallisation de l’habitat. Le résultat est édifiant. Le site de l’abbaye de Cluny s’étend sur près de 13 hectares. Il est entouré au sud et à l’ouest par la ville de Cluny qui, à l’intérieur des murs médiévaux, se développe sur près de 50 hectares. L’échelle de lecture doit donc être suffisamment appropriée.

Depuis sa fondation, le site a considérablement évolué. Les analyses du lieu et des architectures sont rendues difficiles par des modifications souvent radicales de la topographie (fig. 89). Le brouillage des informations est attaché à plusieurs causes découlant essentiellement du processus d’urbanisation autour, puis au détriment, du monastère. En s’édifiant autour de l’enceinte monastique, le tissu urbain a progressivement dissimulé les composantes naturelles d’un relief qui est apparu, après leur aménagement par les moines, bien adapté à l’expérience bénédictine. À ce premier phénomène s’ajoute celui de la laïcisation de l’abbaye. En s’appropriant des lieux désolés par la Révolution (fig. 90), en les détruisant et en les adaptant aux nécessités de la nouvelle société, les hommes du XIXe siècle ont contribué à masquer la manière dont les bâtiments conventuels ont pu être implantés. Après avoir vécu autour de l’abbaye, les bourgeois entrevoient naturellement l’ancienne enceinte monastique comme un lieu à coloniser. Ainsi le cloître de Cluny devient, après 1801, la place principale de la ville⁸⁹¹.

Mais, avant tout, les obstacles qui empêchent de comprendre les composantes du terrain existant au moment de la mise en place d’une communauté sont liés au développement même des constructions monastiques. Au cours du Moyen Âge et de l’époque moderne, le monastère a été continuellement transformé. Il y a bien sûr des périodes où l’abbaye n’était qu’un immense chantier de construction. Les abbatiats d’Odilon et d’Hugues de Semur apparaissent comme des temps forts dans la modification de l’espace monastique. Mais, dans cette étude sur la longue durée, il ne faut pas non plus négliger des périodes où l’architecture semble en apparence figée. Les fouilles du passage Galilée et de la Cour de la Congrégation à Cluny ont bien révélé, pour ce secteur de l’abbaye, l’importance des travaux de reconstruction entre le XVIe siècle et l’édification du monastère du XVIIIe siècle⁸⁹². Historiquement, cet âge où la contre-réforme s’affirme est un moment d’importantes réflexions et de changements de mentalités. L’évolution de l’hygiène et du rapport à l’eau peut être aussi à l’origine de modifications dans les installations de l’abbaye.

L’activité de construction a généré de nouvelles topographies du terrain. Le cas de Cluny est en cela exemplaire. Le site choisi par l’abbé Bernon est très différent des paysages profondément humanisés que nous connaissons actuellement. Au cours de l’histoire, les rivières ont été détournées de leurs cours naturels pour être utilisées et domptées. Les eaux ont été conduites vers les roues des moulins. Les remblaiements et l’édification de digues de protection ont entraîné la colonisation des lits des rivières. À des fins d’assainissement, le fond de vallée a été remblayé sur quelques mètres.

La connaissance du lieu d’implantation du monastère ne peut donc plus passer par une lecture directe du relief tel qu’il nous apparaît. Il faut aller puiser dans d’autres archives, celles que la terre a patiemment accumulées pour avoir une chance d’apprécier un tant soit peu la configuration du site d’implantation des moines. La connaissance de ce lieu peut s’établir à partir d’une réinterprétation de la topographie permise avec l’apport de données issues des analyses archéologique et géomorphologique. Les résultats des fouilles de Kenneth John Conant offrent le premier support permettant d’échafauder des hypothèses sur le paysage de Cluny au début du Xe siècle. Depuis 1988, la reprise des opérations archéologiques a offert de nombreuses occasions d’approfondir la connaissance des sites de l’abbaye et de la ville et d’apporter un attirail critique à l’analyse de la documentation archéologique soigneusement constituée par Kenneth John Conant.