III.2.2.5. Le choix de Bernon : Le proche héritage d’Aniane et de Saint-Guilhem-le-Désert.

Nous avons pu précédemment remarquer que les moines bénédictins n’étaient pas réticents à s’installer près des cours, voire au niveau d’un confluent. Le site de Cluny semble répondre complètement à ce dernier type d’implantation. Sans entrer dans un déterminisme forcené, nous avons pu établir que la région de Cluny offre de multiples avantages qui n’ont pas pu laisser indifférents les personnages ayant concrétisé la fondation du monastère. La figure de Bernon est vraisemblablement essentielle dans l’appréhension des moments du choix du site. Malheureusement, c’est vraisemblablement la personnalité la plus obscure de l’historiographie clunisienne. À défaut de définir l’homme et ses ambitions, il est possible d’entrevoir une démarche qui transparaît au travers des différentes fondations monastiques auxquelles il a participé.

Si l’on étudie la configuration des monastères implantés sous l’abbatiat de Bernon, il faut constater que les sites choisis possèdent des caractéristiques proches.

L’abbé de Gigny et Baume acquiert plusieurs domaines mis à part Cluny. En 917, Ebbe le Noble concède à l’abbé de Cluny un domaine à Déols au nord de Châteauroux afin d’y établir une abbaye. Le monastère de Massay près de Vierzon est aussi confié à Bernon957. C’est pendant cette période que deux très importants prieurés clunisiens voient leur origine. Le plus illustre s’installe sur le domaine de Souvigny cédé à l’abbé de Baume entre 915 et 920 par le premier sire de Bourbon, proche de Guillaume d’Aquitaine, afin d’y établir une communauté de Bénédictins. En 918, peu avant sa mort, Guillaume le Pieux donne à Bernon un domaine situé à Sauxillanges. Cependant, une activité cénobite ne semble pas attestée dans cette contrée auvergnate avant le milieu du Xe siècle.

Dans tous les cas, les installations monastiques se trouvent placées à proximité d’une rivière, sur une éminence qui permet aux moines d’être à l’abri de crues éventuelles. L’abbaye de Gigny profite de la pente orientale de la vallée où coule le Suran. Baume-les-Messieurs est construit sur une terrasse qui domine légèrement le cours supérieur de la Seille. Les cas sont voisins pour Déols situé sur la rive droite de l’Indre et pour Souvigny situé au-dessus de la rivière Queune. Sauxillanges se place sur un relief un peu plus abrupt surplombant de quelques mètres la petite vallée de la rivière de Chameane. Les cours sont généralement de dimensions moyennes et possèdent un flux adapté à l’utilisation de roues hydrauliques. Ce sont par ailleurs des milieux naturels riches en poissons. Les qualités de ces eaux ne sont pas sans rappeler la description faite par Cassiodore à propos de la rivière Pellena arrosant le monastère de Vivarium. « Invitat siquidem vos locus Vivariensis monasterii ad multa peregrinis et egentibus praeparanda, quando habetis hortos irriguos et piscosi amnis Pellenée fluenta vicina, qui nec magnitudine undarum suspectus habeatur nec exiguitate temnibilis. ».

Les monastères ne sont pas installés en bordure de rivières afin d’éviter le désagrément des crues. En revanche, ils disposent pour leurs besoins de petits affluents avant qu’ils ne se jettent dans les cours d’eau les plus importants. Nous avons vu que Cluny est installé de cette manière le long du ruisseau le Médasson et à proximité de la Grosne. Ce cas de figure se retrouve à Gigny, Baume-les-Messieurs, Déols et dans une certaine mesure à Sauxillanges.

À Gigny, il y a un ruisseau appelé la Sarrasine qui se jette dans le Suran au droit du monastère (fig. 104). La source était captée et l’eau était amenée par une conduite de bois au monastère longeant un chemin encore appelé le chemin des cors. Fil d’eau claire rendu ridicule par les importants captages du service des Eaux, le ru était suffisamment important pour fournir anciennement l’eau nécessaire à un martinet de forges et à plusieurs tanneries. Il est possible qu’en aval de la source une partie du flux ait été dérivée pour alimenter notamment le canal des latrines. Quant au moulin des moines il est attesté sur un bief alimenté par le Suran. Le moulin serait donc en dehors de la clôture monastique. Compte tenu des possibilités de l’affluent, il n’est pas non plus exclu d’envisager l’existence d’un moulin à proximité du cloître.

Baume-les-Messieurs est au moment de la donation à Bernon une simple cella. Le monastère acquiert semble-t-il le statut de monastère sous la direction de l’abbé. Les bâtiments monastiques, situés nettement au-dessus des moulins installés sur les eaux réunies de la Seille et du Dard, baignent leur face méridionale dans un affluent au flux irrégulier de la combe la plus proche du monastère. En amont, la totalité du lit de ce petit cours d’eau a été creusée, parfois dans la roche calcaire, et les eaux ont été maintenues dans un canal maçonné couvert de dalles plates, ce dispositif permettant en particulier de drainer le fond de la combe (fig. 105). Malheureusement, il est bien difficile de dater l’origine de ces aménagements. Au niveau du monastère, la sortie d’un ancien canal marque l’emplacement du bief dérivé de l’affluent de la Seille (fig. 105).

Le monastère de Déols profite directement de l’onde très claire d’un petit cours d’eau qui se jette à peu de distance dans l’Indre (fig. 106).

Sauxillanges apparaît comme un cas particulier dans l’ensemble de ces sites de confluence (fig. 106). En effet, contrairement aux autres cas, le monastère a été placé en aval du confluent. Il n’en demeure pas moins que c’est l’affluent de la Chameane appelé le ruisseau de Sablonnière qui après avoir été barré en amont de sa confluence est dérivé jusqu’à atteindre l’aile sud du cloître et le moulin des moines (fig. 107). Le type de barrage à chute d’eau permet un flux d’eau très régulier dans le bief et met totalement les installations placées en contrebas du monastère, moulins et faubourg de tanneurs, à l’abri des crues.

À travers les implantations de Bernon, il apparaît que les sites de confluence ont été particulièrement favorisés. Nous verrons par la suite que les gros monastères clunisiens sont implantés préférentiellement dans des conditions similaires. Toutefois, ces implantations ne sont pas non plus systématiques. Souvigny présente un cas particulier qui traduit les possibilités d’adaptation des bénédictins que sont les clunisiens958. En effet, le monastère bourbonnais semble en effet directement installé le long de la rivière Queune (fig. 108).

L’abbé de Baume et de Gigny, en choisissant un certain type de site, pourrait avoir été fidèle à une tradition d’implantation. Les relais de cette pratique sont vraisemblablement à trouver dans le monachisme carolingien, dès avant le IXe siècle. Plus tard, si la réforme de Benoît d’Aniane s’est intéressée à la réglementation, elle n’a pas dû oublier de s’impliquer dans les lieux où vivent les moines. D’après la rédaction de la règle du VIe siècle, exercice de la vie monastique et configuration du monastère sont étroitement liés. Les dialogues de Grégoire le Grand signalent à travers le miracle du songe de l’abbé de Terracine que le monastère bénédictin obéit dès la fin du VIe siècle à des contraintes d’implantation959. Au IXe siècle, la construction d’Inden et l’envoi d’un plan ayant valeur de modèle à Saint-Gall démontre bien les préoccupations des religieux à disposer d’une maison conforme dans sa disposition à l’idéal bénédictin d’une part et, d’autre part, à la position du moine dans le monde. Il n’est pas non plus exclu que Bernon se soit plus ou moins directement inspiré d’illustres modèles comme Aniane (fig. 109), Inden-Kornelimünster et Saint-Guilhem-le-Désert (fig. 110). Les parallèles topographiques entre ces lieux et la région de Cluny ne manquent pas. La recherche d’un site favorable à l’expérience bénédictine pourrait être une condition nécessaire. Parmi les sites, les confluences entre une rivière et un petit affluent apparaissent avoir de multiples avantages. Ils se trouvent utilisables sans lourds aménagements préalables. Ces sites peuvent disposer de terrasses alluviales découlant de l’interactivité entre les cours d’eau qui apparaissent comme des lieux de refuge contre les eaux. La rivière principale peut fournir le poisson et l’énergie hydraulique. L’affluent, plus petit, apparaît facilement domesticable pour les différents besoins à l’intérieur du monastère bénédictin.

Notes
957.

Abbaye fondée en 738

958.

Lors des fouilles réalisées sous la direction de Pasacale Chevalier, la découverte de vestiges ayant pu appartenir à la villa carolingienne connue dans la charte de donation à cluny offre les possibilités de mieux saisir les conditions d’implantation du monastère de Souvigny. Pacale Chevalier 2007, p. 74.

959.

Les Dialogues, XXII-1 et 2. « À quelque temps de là, un homme pieux le pria d’envoyer de ses disciples et de construire un monastère près de la ville de Terracine sur un terrain qu’il possédait. Benoît consentit à sa demande, forma un essaim de frères, institua le Père et son second. Au départ, il leur fit la promesse : « Allez, et tel jour, je viendrai et je vous montrerai où bâtir l’oratoire, le réfectoire des frères, l’hôtellerie et tous les édifices nécessaires. »… Mais dans la nuit qui précéda le jour fixé, au serviteur de Dieu qu’il avait nommé Père, ainsi qu’à son prieur, l’homme du Seigneur apparut en songe et leur désigna minutieusement tous les emplacements où ils devaient bâtir. L’un et l’autre, à leur réveil, se communiquent leur vision…» d’apr. Adalbert de Vogüé, Vie monastique, n° 14