III.3.2. Équipement de la région avant l’an Mil

Nous avons pu constater que la connaissance sur l’utilisation du moulin hydraulique dans l’Antiquité et le haut Moyen Âge en Europe occidentale est actuellement en pleine évolution. Nous avons pu aborder cette question dans un précédent chapitre989. Rappelons que les découvertes archéologiques effectuées sur l’ancien territoire de la Gaule sont encore peu nombreuses, mais elles ont le mérite de démontrer l’existence du moulin à eau dans le premier millénaire de notre ère et selon une répartition bien équilibrée entre le nord et le sud du territoire. Dans le catalogue actuel, les vestiges de moulins du haut Moyen Âge restent minoritaires. En revanche, les analyses des textes qui ont pu être établies pour des régions comme le nord de la France ou les territoires de l’ancienne Septimanie laissent apparaître que le moulin était loin d’être ignoré dans les campagnes avant l’an Mil990. Dans la région de Cluny, la question de l’équipement précoce en moulins a très peu été abordée. Le désintérêt pour le sujet peut être tributaire de conditions historiographiques défavorables991. Georges Duby, à qui l’on doit une étude majeure sur la société Mâconnaise aux XIe et XIIe siècles992, reste très assuré de la rareté du moulin dans les campagnes avant le Xe siècle993. En 1990, Guy Bois, à l’inverse du scepticisme ambiant des historiens, affirme que le réseau de moulins est en place dans le Clunysois au moment où les moines s’installent994. L’assertion est séduisante, mais, elle est posée comme un postulat et non comme une hypothèse. En effet, le chercheur ne développe pas d’argumentation qui permettrait de consolider ses affirmations995.

Avant l’an Mil, il faut comptabiliser 64 documents mentionnant des donations de moulins à Cluny, ce qui représente un tiers de la documentation couvrant la période située entre le IXe siècle et le XIIe siècle. Une grande partie des actes se trouve rassemblée dans la seconde moitié du Xe siècle. 46 actes ont été en effet établis entre 950 et 999 de notre ère. Il est aussi intéressant de remarquer que près de 60 % des chartes mentionnant plus d’un moulin sont antérieures au XIe siècle996. De ce fait, le nombre potentiel de moulins augmente donc assez sensiblement pour la période considérée. Il y aurait en données non corrigées, un nombre minimum de 84 moulins997 ayant fait l’objet de donations à l’abbaye de Cluny. Les actes, qui sont des donations, révèlent une situation où l’équipement hydraulique est bien intégré dans les différentes possessions.

Nous avons vu que les documents relatifs aux moulins représentent sensiblement 5 % des sources de l’abbaye de Cluny et du chapitre de Saint-Vincent de Mâcon. Si l’on ne prend en compte que les donations de moulins à Cluny, le taux baisse à près de 3,5 %. Ce rapport n’est pas régulier selon les périodes. En prenant en compte les chiffres tirés des études de Barbara Rosenwein et de Didier Mehu sur les donations effectuées à Cluny et réparties selon les périodes d‘activités des différents abbés998, il est possible d’approcher d’un peu plus près le phénomène d’acquisitions des moulins dans le cadre plus général des donations. Le rapport entre les transactions comportant des moulins et l’ensemble des donations est significatif. Sous Bernon, plus de 28 % des donations à Cluny intéressent des machines hydrauliques. Sous Odon, puis Aymard, le rapport reste au-dessus de la moyenne avec respectivement près de 9,76 % et près de 4,41 %. Entre 910 et 964, soit 54 ans, les 26 actes d’acquisitions mentionnant des moulins représentent un peu moins de 7 % de l’ensemble des chartes de donation. Pour les abbatiats suivants, c’est-à-dire ceux de Maïeul, Odilon et Hugues, Cluny acquièrent encore de nombreux moulins mais dans une proportion nettement plus défavorable que dans les cinquante premières années du monastère. Les acquisitions de moulins ne représentent alors un peu moins de 4 % de l’ensemble des actes. Nous reviendrons plus loin sur l’historique des acquisitions de moulins.

Parallèlement à ces chiffres, il est intéressant de remarquer que dans les premiers temps du monastère, les moines acquièrent de préférence des installations situées à proximité de Cluny et dans la vallée de la Grosne. La charte de fondation permet l’acquisition de plusieurs moulins dans la villa de Cluny999. Un moulin sur la Grosne est donné dans le courant du Xe siècle au nord de Cluny1000. Sur la Grosne, on remarque aussi les donations d’un moulin à Massilly1001 et de plusieurs moulins dans les environs de Sainte-Cécile et Mazille1002. D’autres moulins sont donnés sur Purlanges dont le territoire se placerait sensiblement au confluent entre la Grosne et le Valouzin1003. Cela fait donc au minimum huit moulins qui ont été conquis par les moines sur la vallée de Grosne entre Mazille et Massilly. C’est autant que le nombre d’implantation de moulin qu’il est possible d’observer sur la carte de Cassini1004. Cela signifierait que, dans la première moitié du Xe siècle et sur le tronçon de rivière considéré, l’équipement hydraulique est approximativement équivalent, en nombre de machines, à celui du XVIIIe siècle. Des remarques similaires peuvent être envisagées sur les donations de moulins établis sur des ruisseaux plus secondaires. Le secteur de Trivy et de Bezornay est parmi les lieux ayant très tôt fait l’objet de transactions. Les donations de deux moulins sont mentionnées en 912 et 916 dans les environs de Sassy dans la commune de La Vineuse1005. Sur Bezornay, plusieurs moulins font l’objet d’un acte daté de 9571006. Dans la villa de Vitry-les-Cluny, en 964, un pré est donné près de la rivière Gande, au lieu-dit « Le Moulin »1007. Pour cette partie du bassin de la Gande, il semble que là-aussi, le nombre potentiel d’installations de moulins se rapproche des données que l’on peut recueillir pour la période moderne. Par ces exemples, les chartes tendraient à indiquer que les petits ruisseaux comme celui qui coule au pied de Sassy pouvaient être équipés.

Dans la première moitié du Xe siècle, le moulin hydraulique apparaît être une possession commune des campagnes clunysoises. L’acquisition par le monastère des moulins de la Grosne dans des proportions importantes1008 signale avant tout l’intérêt des moines à s’équiper. Cette appropriation s’effectue sur un fond existant appartenant à des laïcs. Il n’est pas fait menton de nouveau moulin ou de moulin en construction. Les chiffres théoriques qu’il est possible de tirer des documents semblent assurer que la rivière de Grosne était déjà bien équipée. Il faudrait maintenant saisir les origines des installations de moulins. Malheureusement, les siècles antérieurs ne nous offrent que de très lointains échos. Les trois documents que nous connaissons du IXe siècle ne permettent pas d’aller au-delà de la remarque. Le texte de 893 relatif à la donation de la sœur de Guillaume d’Aquitaine ancre les moulins de Cluny dans le IXe siècle. Malheureusement, l’échange de 825 qui signalent aussi des moulins sur la villa de Cluny est un acte à utiliser avec beaucoup de prudence.

Notes
989.

III.3 Transformation de l’énergie hydraulique.

990.

Étienne Champion, Bruno Phalip, Sylvie Caucanas.

991.

cf. supra, le moulin à eau : un cas intéressant d’épistémologie

992.

Georges Duby, 1971, réédition 1988.

993.

Georges Duby, 1962, p. 71-74 ; 1973, p. 212.

994.

Guy Bois, 1990.

995.

En général, le travail de Guy Bois a été très mal perçu dans la communauté des historiens. Il a été considéré comme un texte provocateur sans beaucoup d’intérêt historique. Le sujet a été suffisamment sensible pour que les réactions de plusieurs spécialistes et la réponse de l’auteur aient été éditées dans un numéro spécial de la revue Médiévales (n° 21-1991).

996.

30 documents concernent les IXe et Xe siècles. Pour les trois siècles suivants, il y a 19 textes signalant plusieurs moulins.

997.

En comptant un minimum de 2 moulins dans le cas de la citation de plusieurs moulins.

998.

Didier Mehu, 2001, p. 52-57.

999.

CLU 112

1000.

CLU 130.

1001.

CLU 201. Datée de 916.

1002.

CLU 721. Datée en 948

1003.

CLU 394. Datée en 931.

1004.

Il est bien sûr délicat de faire correspondre les sites de moulins signalés sur la carte avec les mentions du Xe siècle. La carte de Cassini note l’emplacement du moulin de Merzé qui arrivera plus tard dans le temporel de l’abbaye.

1005.

CLU 188 et CLU 231

1006.

CLU 1038.

1007.

CLU 117

1008.

Sous Bernon, une acquisition de moulins toutes les trois donations. Sous Odon, toutes les dix donations.