III.3.3.3. État de l’équipement en moulins du monastère de Cluny pendant le Moyen Âge

(Fig. 113 et 114).

La documentation du XVIIIe siècle révèle un équipement important de la région en moulin. Cette caractéristique est-elle propre à la période moderne ou peut-elle correspondre à la période médiévale ? Nous avons déjà remarqué que les moines de la première moitié du Xe siècle acquièrent dans la vallée de la Grosne située au plus proche de Cluny un nombre de moulins au moins équivalent à celui qu’il est possible de discerner sur la carte de Cassini. Entre le Xe et le XIIIe siècle, l’abbaye de Cluny effectue 98 transactions où elle devient propriétaire de moulins. En comptabilisant les différents types de mentions, l’ensemble des actes regrouperait l’acquisition d’un nombre minimum de 137 machines1015. Il faut ajouter à cela les 13 donations de parts de moulins qui peuvent correspondre à la moitié, à un quart, voire à un huitième de moulin. Ces chiffres importants n’apparaissent pas excessifs si on les place dans le processus de formation du domaine ayant la haute protection de l’apôtre Pierre1016. Ils marquent aussi que le moulin est un élément commun des biens laïques qui passent par la suite dans les mains du saint apôtre et des moines.

Le travail de Barbara Rosenwein et de Didier Mehu permet d’établir les relations entre l’ensemble des donations et celles des moulins. Barbara Rosenwein a donné un état des possessions jusqu’à l’abbatiat d’Odilon. Elle sépare bien les donations qui représentent plus de 75 % des autres actes comme les ventes, échanges, déguerpissements, précaires… Le chercheur comptabilise 21 donations sous l’abbé Bernon, 82 sous Odon, 272 sous Aymard, 620 sous Maïeul et 613 du temps de l’abbé Odilon. En 2001, Didier Mehu a pu dresser un constat rapide des actes rassemblant donations, échanges, ventes et déguerpissements pour les abbatiats d’Hugues de Semur, Pons de Melgueuil et Pierre le Vénérable. Il note 786 actes pour Hugues de Semur, 50 pour Pons et 76 pour Pierre. Les deux analyses ne sont pas totalement équivalentes, mais les données sur les moulins sont compatibles par période à celles qui concernent l’ensemble des actes. Dans le tableau qui suit donne une première appréciation du rapport existant entre moulins et le phénomène plus général de constitution du patrimoine de l’abbaye. 91 donations de moulins sont recensées pour 2 520 chartes. Ces actes correspondraient à un nombre minimum de moulins de l’ordre de 140.

Sous Bernon, il faut trouver 6 donations de moulins ce qui représenterait un nombre minimum de 7 installations. La charte de fondation de l’abbaye correspond en effet la donation de plusieurs machines. L’abbatiat d’Odon compte 8 donations pour un nombre minimum de 13 installations hydrauliques. Entre 942 et 964, l’abbaye acquiert un minimum de 21 moulins répartis dans 12 actes. Il faut compter 28 chartes et 32 moulins minimum au moment de l’abbé Maïeul. Avec Odilon, les moines sont responsables de 22 actes pour 28 moulins au minimum. Sous Hugues, 28 documents rassemblent un nombre minimum de 36 moulins. Au XIIe siècle, les donations de moulins sont rares, on note entre 1109 et 1156, deux donations et 3 moulins minimum.

Sur l’ensemble de la période, c’est-à-dire entre 910 et 1156, 4,28 % des transactions intéressent des moulins. Cela correspond aussi à une moyenne de 0,44 acte par an intégrant des moulins, ce qui correspond à un peu plus d’un document tous les trois ans. Cependant, ces moyennes ne révèlent pas une situation homogène sur la période située entre la fondation du monastère et la mort de Pierre le Vénérable. Les chiffres varient parfois énormément entre les différents abbatiats.

Les chartes de moulins représentent près de 28 % des donations à Bernon et aux premiers moines. On peut objecter que ce chiffre est d’autant plus important que le calcul s’effectue sur peu de documents. Mais, il est déjà possible de remarquer l’intérêt des moines pour la Grosne. Outre les moulins de la fondation, l’abbaye acquiert un moulin qui est peut-être situé au nord de Cluny1017 et une machine à Massilly1018. Un autre moulin est obtenu dans les environs de la Vineuse. Mais, il n’est pas non plus étonnant que l’abbaye dans ses prémices se constitue un premier domaine à partir de possessions proches.

Les abbatiats d’Odon et d’Aymard se signalent toujours avec une proportion de donations de moulins nettement supérieures à la moyenne. Par ailleurs, sous Odon, 62 % de ces actes concernent plusieurs moulins. Si l’on commence à sentir une première extension des acquisitions sur le Mâconnais et le Chalonnais, la vallée de Grosne est toujours le lieu de plusieurs donations1019.

Avec l’abbatiat d’Aymard, la proportion d'actes de moulins commence à s’approcher de la moyenne tout en restant supérieure. 90 % des actes sont relatifs à plusieurs machines. Une seule donation intéresserait directement la vallée de la Grosne. Il s’agit de la donation de plusieurs moulins dans les environs de Sainte-Cécile et Mazille. Cette transaction fera l’objet par la suite d’une confirmation par le roi de France1020. Pendant cette période, un document situe des donations de moulins sur la villa de Bezornay. Sinon, la grande majorité des actes concerne des installations du Mâconnais placées sur les bassins de la Petite Grosne, de la Mouge et le cours supérieur du Grison. Contrairement aux abbatiats précédents, les actes montrent nettement une inversion de tendance au profit de possessions situées sur des bassins versants autre que celui de la Grosne.

À partir de l’abbatiat de Mayeul, le rapport entre les donations de moulins et l’ensemble des documents reste très légèrement supérieur à la moyenne. Il n’en demeure pas moins que le nombre de moulins acquis pendant cette période est important. 28 donations intéressent des moulins ce qui fait, avec 0,93 point, le taux d’acquisition annuel le plus haut pour toute la période.

Contrairement aux périodes précédentes, le nombre d’actes intéressant plusieurs moulins diminue très sensiblement. Ils ne forment plus que 14,30 % des donations de la période. Cette caractéristique n’est pas propre à la deuxième moitié du Xe siècle. Elle se poursuit sur les abbatiats d’Odilon avec près de 27 % et d’Hugues de Semur avec 20 %. Il y a vraisemblablement plusieurs raisons à cela. Les modifications du phénomène de transactions à Cluny peuvent être en partie la cause de cette baisse des donations multiples. Il faut aussi s’apercevoir qu’à partir de la deuxième moitié du Xe siècle, mais surtout dans le courant du XIe siècle, les mentions individualisent l’installation du moulin. Les noms de rivières sont cités plus fréquemment. On voit progressivement apparaître la nomination des moulins. La donation d’une seule installation peut entraîner bien sûr l’indication d’informations permettant de localiser le moulin. Ce changement de statut dans les documents pourrait aussi traduire des modifications sur ce que représente le moulin d’un point de vue économique et social. Il n’est pas exclu aussi que les moulins aient subi des évolutions dans les domaines techniques et productifs ce qui en ferait des machines convoitées. Ce ne serait alors pas un hasard si les premiers conflits sur des moulins interviennent sous l’abbatiat d’Odilon.

Pendant l’abbatiat de Maïeul, les donations de moulins s’établissent préférentiellement sur le Mâconnais. Des moulins installés sur le bassin de la Petite Grosne sont acquis dans les environs de Chevagny, de Charnay, de Davayé et Solutré. On trouve aussi des transactions dans les alentours d’Igé, de Péronne et de Lugny. Des donations sur le Clunysois sont aussi présentes. Cependant le cercle des acquisitions s’est agrandi autour de Cluny. Des moulins sont signalés dans des possessions établies dans la vallée du Valouzin, dans les environs de Saint-Bonnet-de-Joux et de Bezornay. La seule exception d’une intégration au patrimoine de l’abbaye d’un moulin situé à proximité de Cluny est celle, après un échange, d’une machine située à la Chassagne sur l’ager de Merzé1021. Avec cette transaction datée de la fin du troisième quart du Xe siècle, les moines complètent des possessions qui augmentent un peu plus leurmaîtrise sur la plaine de la Grosne placée entre Mazille et Massilly. La région chalonnaise fait aussi l’objet d’une importante donation en 980 qui permet la passation de l’église Sainte-Marie de Beaumont-sur-Grosne et de ses moulins dans le domaine des moines1022.

22 actes de donations caractérisent l’abbatiat d’Odilon. Cela représente un nombre minimum de 28 installations. Le rapport entre nombre d’actes de moulins et les donations en général est inférieure à la moyenne établie entre le début du Xe siècle et le milieu du XIIe siècle. Les donations de moulins sur le Mâconnais se confirment. La moitié des actes intéresse cette région. On trouve de nouveau des moulins sur le Petite Grosne près de Davayé et sur le territoire de Chevagny. Le moulin de Balme situé au sud-ouest de Mâcon est acquis en 10231023. Un autre moulin identifié par un lieu-dit est l’objet d’une transaction sur la villa de Cavaniaco 1024. Des actes intéressent les villas de Laizé, de Bissy. Un moulin est assis sur la rivière Bourbonne vraisemblablement sur Colongette (commune de Lugny). Le Clunysois dans son ensemble est l’objet de 8 transactions ce qui n’est pas négligeable. La Guye et la Grosne sont souvent mentionnées. Il y a deux donations sur Salornay-sur-Guye dont une se trouve au lieu-dit « La roche ». Il n’est pas exclu que l’on ait ici une des premières mentions du moulin de la Roche qui est bien implanté sur la Guye directement à l’ouest de Salornay. Un autre moulin est donné au lieu-dit Croset. L’acte pourrait déjà concerner le moulin de Crouzot connu dans les environs immédiats de Cortevaix. Malheureusement, le document ne signale pas la Guye ce qui aurait permis une identification presque assurée. Dans les débuts de l’abbatiat d’Odilon, les moines disposent de l’autre moitié du moulin situé au nord de Cluny et donné précédemment en partie par Pontius1025. Avec les acquisitions de deux moulins sur les villas de Merzé et de Tiliensi (Les Tilles au sud du village de Massilly ou Tillouzot, au sud du village de Taizé), les moines sont quasiment les maîtres de la vallée de la Grosne. Deux donations se trouvent dans les marges du Chalonnais sur les régions de Vaux-en-Prés et de Saint-Gengoux-le-National.

Le nombre d’acquisitions de moulin est important du temps d’Hugues de Semur. On compte 30 donations. 36 moulins peuvent être comptabilisés au minimum. Le taux d’acquisitions de moulin par an n’est pas négligeable avec 0,50 point. Dans le Clunysois, les donations se placent principalement au nord de Cluny sur les bassins de Grosne et de la Guye. Des actes se placent sur les territoires de Vitry-les-Cluny, de Massy, de Chazelle. Le moulin de Crozet est l’objet d’une transaction dans la dernière décennie du XIe siècle. Les moulins d’Ainnate et de Cassenolis sont acquis par les moines dans la même période. Leur localisation apparaît plus difficile. La situation de la donation du moulin de la Ferté par des membres de la famille des Berzé pose aussi problème. Cependant la conjonction avec d’autres textes, en particulier, la charte CLU 5 039 donne des indications assez précises. Cette installation se placerait quelque part dans les prairies alluviales situées entre Cluny et l’endroit où le Valouzin se jette dans la Grosne. Les moines acquièrent des mains de la même famille des moulins situés sur la villa de Berzé. Le Mâconnais n’est pas négligé pour autant. L’abbaye prend possession d’un moulin au lieu-dit Verneuil. Elle établit son pouvoir sur d’autres moulins situés dans les environs de Mâcon, sur les territoires de Flacé (nord Mâcon), de Chevagny et dans les alentours de Chevignes. Sur Senozan, la moitié du moulin de la Roche se retrouve dans les mains des moines. En limite du Chalonnais et du Mâconnais, sur les territoires de Champlieu, un autre moulin fait l’objet d’une transaction.

Les abbatiats de Pons de Melgueuil et de Pierre le Vénérable se traduisent par une transformation radicale de la donation de moulin. La période placée entre 1109 et 1156 ne révèle que deux actes d’acquisition dont un concerne deux machines. Le nombre d’acte de moulin par an devient donc négligeable. Cette baisse du nombre d’acquisition de moulins est en grande partie liée à une chute du nombre de donations en général. Didier Mehu analyse la manière dont s’est constituée la terre de Saint-Pierre1026. Il admet que la formation du domaine du monastère de Cluny est achevée dans la deuxième moitié du XIe siècle, sous l’abbatiat d’Hugues de Semur. C’est justement pendant cette période que les moines organisent leurs archives en construisant les trois premiers cartulaires de l’abbaye.

Le nombre de moulins acquis pendant plus de deux siècles par les moines est important. Les moines possèdent l’essentiel des moulins de la vallée de la Grosne sur un secteur allant de Mazille à la Chapelle-de-Bragny. Ces équipements sont complétés par la construction de moulins par les moines. En 1192, Humbert et Arduin donne à l’église Sainte-Marie-Madeleine de Malay qui dépendait de Cluny, un emplacement pour construire un moulin. Ils confirment la disposition de l’eau et celle d’un bois où seront extraits les matériaux, petits et gros, nécessaires à la construction de la machine hydraulique1027. Sur ce grand secteur de la Grosne, la colonisation des moulins a été systématique. En amont ou en aval, les possessions des moines se dispersent. Sur le cours inférieur de la Grosne, Beaumont dispose de moulins à côté des possessions en moulins des moines cisterciens de la Ferté1028. Les possessions de Cluny sur le bassin inférieur de la Guye comprenant la Gande ne sont pas négligeables. Bezornay, Massy, Sassy dispose de moulins. Les moulins de la Roche et de Crozet appartiennent aux ecclésiastiques. Les moines sont propriétaires de moulins sur le cours supérieur de la Grosne et sur le Valouzin. Le cours supérieur d’un autre affluent de la Grosne, le Grison, fait tourner des moulins que possèdent les moines, sur les territoires de Blanot, de Culey puis à Champlieu. Des moulins ont aussi été acquis au moment du grand courant de donations sur le Mâconnais. On compte plusieurs moulins sur la Petite Grosne dont le moulin de Balme, le moulin de Butry, et des installations au lieu-dit Verneuil. L’implantation des moines sur la Mouge et la Bourbonne est plus diffuse. Elle est très régulière sur l’ensemble du bassin versant de la Mouge. En revanche, les possessions des Clunisiens sur la Bourbonne n’intéressent que le cours supérieur de la rivière.

Notes
1015.

En comptant dans les indications au pluriel au moins deux machines. Dans les documents quand le nombre de moulins est donné, il s’agit toujours de deux unités. CLU 3059 sous Hugues de Semur, CLU 3575 vers 1080, SVM 548 en 1074-1096. On note aussi des documents individualisant les deux moulins objet de la transaction. CLU 3047 du temps Hugues de Semur. CLU 3636 en 1089 sur la villa de Chazelles : la mention de deux meuniers laisse envisager qu’il y a deux installations. CLU 4001 en 1128.

1016.

Didier Mehu, 2001, p. 50-52.

1017.

CLU 130

1018.

CLU 201. Donné en 916.

1019.

Un moulin à la chapelle de Bragny (CLU 305), des moulins sur Purlanges (commune de Sainte-Cécile)(CLU 394), un ou plusieurs moulins à Aujoux (commune de Monsols)(CLU 396), Des moulins à Escussoles(CLU 446 et 449).

1020.

CLU 721 et CLU 774.

1021.

CLU 1615. Vers 983. L’échange a lieu entre les moines et Dodonem et Girberga. L’abbaye récupère des terres avec un moulin à la Chassagne contre un manse sur Lugny acquis par les moines vers 981 des mains de Wilibertus (CLU 1561).

1022.

CLU 1525.

1023.

CLU 2777.

1024.

CLU 2845. …unum molendinum supra Graunnam fluviolum, secus Rocam Cavernosam…(sur la Petite Grosne)

1025.

CLU 2199. La charte fait référence à la première donation (CLU 130) qui intervient d’après Bernard et Bruel pendant l’abbatiat de Bernon. Il n’est pas exclu que cette première transaction se soit effectuée à une période plus récente. La situation du moulin peut être donnée à partir de la localisation de la donation mentionnée dans le premier document. Les terres de Sainte-Marie située à l’ouest de la donation peuvent correspondre aux possessions de la chapelle de Lournand dédiée à la Vierge. À l’est se situent les possessions de Constantini. Le personnage peut être identifié comme Constantin de Maillys qui est connu entre les années 981 et 1002. Constantin est en particulier possessionné au nord de Cluny, sur les territoires proches de la Grosne (Massilly, Merzé, Varanges, Cotte, les Maillys, Colonges). cf Georges Duby, 1971-1988, p. 71.

1026.

Didier Mehu, 2001, p. 56.

1027.

CLU 4361b : …plateam ad opus molendini construendi , ubi etiam quondam molendinum de Prato  ; dederunt etiam ad opus molendini preter aquam et cursum sive decursum ejusdem aque a superiori exclusa usque ad metam inferius constituam. Dederunt etiam et concesserunt in nemore sive foresta qui est inter eandem aquam et domum Meleto, ut ipso nemore semper accipiatur et deportetur quicquid necessarium fuerit ad opus molendini sive grossum sive minutum.

1028.

Les cisterciens acquièrent auprès de laïcs des moulins dans les environs de Beaumont, à Lalheue, sur Saint-ambreuil. Cf. Georges Duby, 1953.